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Souvenirs d'Enfance

1934 - 1950

J’ai passé par Peney-Vuiteboeuf, l’autre jour. Je me suis arrêté devant le bistro, la maison que mon père avait achetée en 1938. Elle a un peu changé, a été repeinte en rose, alors que dans mon enfance, elle était encore verte. Mais ce sont les mêmes murs, le même toit, et tout autour, rien n’a changé dans le petit village. Le clocher de l’église se cache encore à demi derrière le tilleul, la fontaine où les paysans abreuvaient leurs troupeaux coule encore. Les fermes, les maisons  sont à peu près les mêmes, après trois générations.

A un kilomètre à l’Ouest, on aperçoit les pentes du Jura. Les Gorges de Covatannaz, les maisons de la Côte de Vuiteboeuf, plus loin le Mont de Baulmes, le Suchet.

J’ai fait quelques pas dans le village, les souvenirs me reviennent. Souvenirs marrants, souvenirs tragiques.

 

Juste après notre arrivée, mon père avait fait construire derrière la maison une vaste porcherie. Et puis, il y avait derrière la maison un grand jardin et un jeu de quilles. La porcherie a été bien plus tard  transformée en logement, le jardin est devenu un jardin d’agrément et le jeu de quilles a disparu. Seul demeure le couvert d’où les joueurs lançaient leurs boules.

En 1938, j’avais quatre ans et le village était pour moi  juste une immense place de jeux. Mon grand frère Paul et ma sœur Lucette fréquentaient encore l’école primaire à Vuiteboeuf. Je regardais avec curiosité leurs livres et cahiers d’école, apprenais somme toute assez vite ce que signifiaient ces signes bizarres que mon grand frère et ma grande sœur couchaient avec application dans leurs cahiers. En été, c’était formidable d’aller faire trempette dans la fontaine.

Et puis, j’étais vite devenu ami avec un couple de paysans qui n’avaient pas d’enfants et qui m’avaient quasiment adopté. Les fermes à l’époque n’avaient bien sûr pas le confort actuel. Seules la cuisine et une pièce de séjour étaient chauffées en hiver. Les chambres à coucher ne l’étaient pas. La pièce de séjour dans une ferme était toujours pourvue d’un énorme fourneau, alimenté depuis la cuisine et  qui répandait une douce chaleur. Ce fourneau comportait également un petit casier dans lequel on pouvait sécher des fruits ou tenir un pot de thé ou de café au chaud.

Tintin (pour Justin) Perrin et son épouse Léa avaient un valet de ferme pour les aider dans leurs tâches variées et souvent pénibles. Ils avaient derrière la maison un verger, un jardin, des champs et en dessous de l’église, un parchet de vigne. Et un jour, j’avais juste 5 ans, je m’en allai avec le valet de ferme qui devait sarcler la vigne durant toute l’après- midi. Le valet avait pris un sac dans lequel se trouvaient un peu de pain et de fromage ainsi qu’une bouteille de vin  et un verre. Arrivés à la vigne, il me dit de l’attendre et de prendre bien soin du sac. Je m’assis donc sagement  et me préparai à passer l’après-midi en bordure de la vigne.

Mais que le Ciel me pardonne, après un bon moment, je commençai à m’ennuyer et voulus savoir plus en détail ce qui se trouvait dans le sac. La bouteille de vin retint toute mon attention, je l’ouvris, sentis l’odeur, portai la bouteille à mes lèvres et ingurgitai une bonne partie du contenu.

Lorsque le valet de ferme vint se reposer un peu, il retrouva un petit garçon complètement bourré couché à côté d’une bouteille plutôt vide.  Il restait encore du pain et du fromage, fort heureusement. L’après-midi se passa ainsi, contre le soir, il devait rentrer pour soigner le bétail et traire les vaches. Mais je n’étais pas en état de marcher, alors il m’empoigna par la ceinture et me porta ainsi jusqu’au village. Mais je devais porter tout de même la bouteille vide. Ce fut ma première cuite. Il y en a eu quelques autres au cours de mon existence. Mais le souvenir de celle-là m’est resté.

Mes parents avaient durant des années tenu une petite laiterie à La Sagne près de Sainte-Croix. C’est là que je suis venu au monde, en janvier 1934. Ma mère avait déjà 44 ans, c’est un âge avancé pour devenir maman et elle en subit les conséquences dans sa santé : des varices, des phlébites devaient lui rendre la vie difficile et pénible. Mais jamais elle ne se départit de son sens du devoir envers sa famille.

Mon père livrait le lait à domicile à Sainte-Croix. Pour cela, il avait une jument, Diane et un char. Il faisait sa tournée tous les jours et était très apprécié pour son caractère jovial.

La famille, à l’époque, comptait pour quelque chose. Il y avait des oncles et des tantes et des cousins et des cousines, tous et toutes dans la même région et l’on se visitait beaucoup. Mais un oncle me fit grande impression depuis ma toute petite enfance, mon oncle Fred, qui avait passé 33 ans en Amérique et qui me racontait des histoires d’Indiens, et comment il avait eu les oreilles gelées en travaillant à la construction du  canal au Lac Erié, avant de se lancer dans la fabrication des boîtes à musique. Il avait épousé ma tante Sophie, la tante Zo pour les intimes. Et leur fille Emma – Miquette pour tout le monde - était ma marraine.

La guerre en Europe avait commencé en 1939 et André, mon frère ainé, né en 1918, passait le plus clair de son temps en uniforme, posté au Col des Etroits juste au-dessus de Sainte-Croix.

Bien des années plus tard, il me racontait de temps à autre ses expériences durant la Mob. En juin 1940, il se trouvait justement à la Grand’Borne, derrière l’Auberson et à la frontière française, lorsqu’un détachement de la Wehrmacht surgit de l’autre côté. Il me décrivit en détail comment les Suisses et les Allemands fraternisèrent, comparèrent leurs armes amicalement durant trois jours, puis débarqua du côté suisse un petit lieutenant qui ordonna que fût tiré à travers la route un réseau de barbelés afin de faire cesser ce bon voisinage. Mais il lui arriva bien souvent, lorsqu’ils patrouillaient en groupe le long de la frontière entre l’Auberson et Grangeneuve, de repérer des patrouilles de réservistes de la Wehrmacht égarées sur territoire suisse. Ces rencontres se déroulaient selon lui toujours de façon courtoise : On se saluait, on faisait comprendre aux Allemands qu’ils s’étaient gourés de chemin, ces derniers s’excusaient et reprenaient le chemin de la France. La plus grande partie des garde-frontières étaient de Sainte-Croix et environ. C’étaient leurs foyers, leurs places de travail, leurs familles au sens strict et littéral du terme que ces jeunes types défendaient. Et les types qu’ils rencontraient étaient également des gens avec une patrie et un foyer qu’ils avaient laissé derrière eux, pour combattre au nom de théories fumeuses des ennemis qui auraient pu, dans d’autres circonstances, être leurs voisins et amis.

Quelle connerie, la guerre…!

En 1941, je dus aller à l’école à Vuiteboeuf. Il y a juste un kilomètre de distance entre Peney et Vuiteboeuf, mais à 7 ans, à pieds, c’était déjà un certain déplacement. On m’a dit que le premier jour d’école, j’étais rentré à la maison de fort mauvaise humeur et bien déterminé à ne pas y retourner : Je savais déjà lire et écrire, j’avais appris de Paul et de Lucette, que diable pouvait-on encore m’enseigner ? On me persuada d’y retourner, mais que cela soit dit une fois pour toutes, j’ai durant toute ma scolarité été un minimaliste, n’ai pour ainsi dire jamais fait mes devoirs à la maison, ai toujours préféré lire des romans d’aventure, Mark Twain, Jack London, mais aussi la Comtesse de Ségur, Rodolphe Töpffer et d’autres auteurs, dont les œuvres se trouvaient comme par hasard dans la maison.

Le petit Simonin

Les temps étaient durs. La guerre et la mobilisation avaient bloqué le développement des affaires. Le rationnement était sévère, le lait ne pouvait être acheté qu’à la laiterie, ne pouvait être obtenu d’un paysan voisin et ami, par exemple.

Les affaires périclitaient. Mon père fut contraint de trouver des petits boulots, car le restaurant et l’élevage des porcs n’auraient pas pu nous nourrir. Il creusa des fosses de drainage dans le voisinage, alla casser les cailloux dans une carrière à Vuiteboeuf. Paul et Lulu étaient sur le point de terminer leur scolarité. Bientôt, tous deux iraient bosser à l’usine à Sainte-Croix, tout comme mon frère André.

Un matin de printemps en 1942, nous fûmes brutalement réveillés. La ferme voisine était en feu. Un gigantesque brasier se développait à dix mètres de notre maison. Les pompiers du village et de Vuiteboeuf furent très vite à pieds d’œuvre, mais rien ne pouvait arrêter les flammes. Par une chance incroyable, tout le bétail avait pu être évacué, et un mur mitoyen solide séparait la grange et les écuries de l’habitation.

La ferme fut vite reconstruite, plus belle, plus vaste qu’avant. Personne ne savait pourquoi le feu s’était déclaré.

 

En 1942, ma sœur Lulu avait 15 ans et devait fréquenter l’école ménagère de Baulmes, à 3 km et demi. Elle se tapait le trajet avec le train ou à bicyclette.

Le petit train de la ligne à voie étroite Yverdon - Sainte-Croix marchait à la vapeur. Il ne fut électrifié qu’en 1945. La montée entre Baulmes et Sainte-Croix est et demeure vraiment raide, et je m’étais laissé dire qu’en arrivant à Sainte-Croix, la locomotive exténuée soupirait : «J’en peux plus, j’en peux plus, j’en peux plus, pchhhhhhhhhhhhhhh… ... ...». Mais en arrivant à Yverdon, elle claironnait fièrement : «Bats-ta-femme, bats-ta-femme, bats-ta femme… ... ...».  La ligne avait été construite par un Monsieur William Barbey, de Valeyres-sous-Rances. Jusqu’en 1918, elle était fermée le dimanche, car selon son concepteur, le dimanche devait être consacré à la famille et à la prière.

Moi, je m’étais fait des petits copains à l’école, on jouait au ballon, on jouait à cache-cache, au gendarme et au voleur, on jouait aux billes.

Les billes justement, les gnius, comme on disait. Elles se perdaient de temps à autre, il fallait les remplacer. Or, chez Tintin comme chez tous les paysans, on élevait des lapins, pour la consommation de la famille. De temps à autre, on en tuait un, d’un solide coup de gourdin sur la nuque. L’animal ne souffrait pas. Ensuite, il était dépecé, puis consommé. Un lapin a deux yeux, à part ça quoi de neuf, le problème était de les extraire du crâne sans les crever. A 8 ans, j’étais en mesure de résoudre le problème et je déposai les yeux des lapins bouchoyés dans le casier du fourneau de la ferme, pour en faire des gnius. Mais le résultat ne correspondit pas à mes attentes…

L’école de Vuiteboeuf est maintenant définitivement fermée, depuis 2011, au nom du regroupement scolaire. Les enfants vont à l’école à Baulmes ou même à Sainte-Croix.

De mon temps, il y avait la petite école, sous la houlette de Mademoiselle Baillif, et la grande école, sous la férule de Monsieur Zwahlen. Après quelques réticences, je m’accommodai fort bien de l’ambiance qui régnait, mais, encore une fois, je ne me souviens pas de jamais avoir fait des devoirs scolaires à la maison, sauf peut-être juste avant les examens de fin d’année.

L’enseignement était donné selon le rythme des saisons et les exigences de l’agriculture : L’année scolaire commençait en avril, après les vacances de Pâques. En juin, il y avait les vacances des foins, deux semaines pour aider à rentrer les foins. En juillet, les vacances des moissons et de la mi-septembre au début de novembre, les vacances d’automne pour aller garder les vaches dans les prés, rentrer les pommes de terre et les betteraves et vendanger.

L’enseignement était frontal. Les mômes étaient tenus de mémoriser des notions de grammaire, de géographie, de calcul et d’histoire entre autre, on apprenait, sans beaucoup se poser de questions.

Et pourtant, il y avait de la fantaisie, de l’actualité. Ainsi, avec Monsieur Zwahlen, on était invités à apporter en classe des coupures de journaux, des articles en rapport avec l’actualité brûlante du moment. Monsieur Zwahlen avait dans la classe une caisse à sable de bonnes dimensions dans laquelle il reproduisait la topographie du Canton ou du pays dont on étudiait la géographie. Et puis, il y avait des diapositifs sur écran pour illustrer une leçon d’histoire. Et puis, il y avait ces promenades en forêt, où chaque môme pouvait s’asseoir sous un arbre et mémoriser un poème ou un texte. Et Monsieur Zwahlen nous a emmené plus d’une fois dans les Gorges de Covatannaz, remonter le cours de la rivière Arnon en sautant de pierre en pierre.

 

Les Gorges de Covatannaz, c’était toute une affaire. Un endroit sauvage et abrupt, parsemé de grottes mystérieuses et que nous allions explorer au mépris du danger. Il se trouvait quelque part sous la montagne un lac souterrain et certaines de ces grottes lui servaient d'exutoire à certaines périodes de l’année. Sinon, elles étaient sèches et plus d’une fois, nous nous sommes glissés dedans pour les explorer.

Je me souviens qu’une fois, nous avions pénétré assez profondément à l’intérieur et avions été arrêtés par une dépression remplie d’eau. Nous étions là accroupis, perplexes, jusqu’à ce qu’un grondement sourd provienne de la montagne, un coup de semonce nous sommant de ressortir au plus vite. Ce que nous avions fait en vitesse, saisis d’une trouille indescriptible. Mais il y avait d’autres grottes, accessibles par des voies plus que scabreuses.

Les plus âgés de mes camarades avaient réunis suffisamment de planches et de poutres pour construire dans la forêt une cabane confortable. Avec d’autres camarades, je pensai bien d’en construire une autre, à côté de la ligne de tir du stand municipal. Et je me souviens que pour l’inauguration, je grimpai sur un sapin de bien 15 mètres de haut, à 8 heures du soir, pour allumer une bougie. J’avais également « organisé » depuis la maison du thé et du schnaps, un jeu de cartes et des friandises. Ben oui, quoi, il faut bien que jeunesse se passe…

L’Europe était en guerre, tous les hommes jeunes étaient mobilisés. Et puis, il y avait encore les gardes locales, des citoyens trop vieux ou un peu handicapés, chargés de surveiller les dépôts de munition ou les routes. Et je me souviens de ces hommes plus très jeunes alignés en rangs d’oignons devant l’église de Vuiteboeuf, quelques-uns avec des flingues datant de la Première Guerre mondiale, recevant des instructions d’un quelconque fonctionnaire.

 

C’était une belle journée ensoleillée de juillet, en 1944. A 6 heures et demie du soir environ. Comment puis-je me souvenir de l’heure après tant d’années ? Eh bien, parce que c’était ma tâche ordinaire que d’aller chercher le lait à la laiterie à Vuiteboeuf et faire d’autres commissions au village. La laiterie était ouverte de 7 à 8 heures le matin et de 6 à 7 heures et demie le soir.

J’avais juste atteint la laiterie lorsque les sirènes commencèrent à hurler à Yverdon. Un son modulé et plaintif annonçant le passage d’avions étrangers. Cela se produisait de temps à autre, pas de quoi s’inquiéter. Le pays avait reçu quelques bombes au cours des hostilités, à Schaffhouse, à Stein am Rhein, juste sur la frontière allemande. Il y avait eu quelques dégâts et peut être quelques morts, mais rien en comparaison des effroyables bombardements en France, en Angleterre, en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Pologne et en Russie, avec des milliers de morts à chaque fois.

Et puis, je vis les avions venir du Sud-Est. Un avion vraiment gros et qui avançait péniblement, suivis par trois plus petits et qui se rapprochaient à grande vitesse.  L’un des chasseurs tira une fusée qui laissa un long plumet derrière elle avant de s’écraser au sol. Les trois chasseurs me firent penser à trois moustiques chassant un bourdon. Après quelques secondes, on entendit une rafale de mitrailleuse. Je pus voir comment le gros avion émettait des flammes et de la fumée entre ses ailes. Il tourna sur la gauche tout en perdant de l’altitude. Les trois chasseurs tournèrent également sur la gauche et disparurent. Toute la scène n’avait pas duré deux minutes. Après un court moment, nous entendîmes une explosion sourde. J’abandonnai mon bidon à lait à la laiterie et courus vers l’endroit où l’avion s’était écrasé, distant d’un kilomètre environ.

Le gros avion s’était écrasé dans un champ de blé. Un spectacle horrible, une aile, un moteur, quelques armes à feu, des sièges dispersés sur une grande surface. La police et l’armée étaient déjà sur place, dix minutes après la chute.

Un civil et un officier de l’armée causaient ensemble. Je me tenais à quelque distance et entre eux et moi se trouvait un monceau de choses recouvertes d’une toile, probablement une toile de parachute. Les deux hommes se rapprochèrent et le civil souleva la toile. Et je restai paralysé d’horreur.

La toile avait recouvert ce qui restait des aviateurs : des pieds dans des bottes arrachés des jambes, une ou deux têtes sans corps, des uniformes à demi consumés et tachés de sang. Des corps désarticulés, comme autant de poupées dérisoires. Je sais maintenant ce que signifie «un spectacle à faire dresser les cheveux.»

Il y avait des flammes partout, à cause du kérosène. J’entendis quelques détonations et quelque chose siffla près de mon oreille. De la munition en train de brûler, sûrement. L’endroit était vraiment dangereux.

Je courus vers la laiterie et arrivai juste à temps pour obtenir le lait. Monsieur Richard, le laitier, semblait sérieux et ne dit pas un mot. Je rentrai à la maison juste à la tombée de la nuit.

A l’école le jour suivant, nous sûmes de quoi il s’agissait. L’aviation suisse avait envoyé trois Me-109, les meilleurs chasseurs que l’industrie allemande était en mesure de produire, en vue de stopper un avion de transport allemand en provenance d’Italie et en route pour la France en passant par la Suisse, et qui avait ignoré les sommations d’atterrir à Payerne.

Il y avait quatre hommes à bord. Le plus âgé avait 22 ans, le plus jeune 18. Hitler avait recours à ses dernières réserves.

 

C’était une drôle d’impression. Nous avions tous, adultes et enfants, été élevés dans la haine du Boche. Le souvenir de la Première Guerre mondiale demeurait vivace chez les plus âgés, qui avaient été contraints de consacrer leurs meilleures années à la défense du pays et qui avaient vu la montée du fascisme, avaient connu les craintes et les incertitudes de la Grande Dépression et qui voyaient maintenant leurs fils et petits-fils faire de même, prêts à sacrifier leurs vies pour le pays. Pour tous ces gens, sans le moindre doute, le coupable était l’Allemagne, les Boches étaient des monstres, des criminels, cherchant à établir la suprématie de la Race Elue. Les premiers reportages des atrocités commises dans les camps de concentration étaient publiés, l’indescriptible misère des populations dans les territoires occupés était révélée. Les Boches étaient méchants, ils devaient être châtiés, mis de côté, détruits.

Et maintenant, quatre d’entre eux reposaient dans leurs cercueils dans le local des pompiers au centre du village de Vuiteboeuf, au bord de la minuscule place entre l’école et la rivière Arnon. Quatre jeunes gars, morts parce qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient pas sauter d’un avion en flamme. Que pouvaient-ils avoir ressenti ou pensé durant ces dernières 120 secondes de leur existence ? Avaient-ils pensé à leur Führer, qui les avait couillonnés, avaient-ils perçu l’absurdité et l’inutilité de leur sacrifice ? Ou avaient-ils simplement appelé leurs mères, comme les pauvres mômes perdus qu’ils étaient ? L’ennemi était là, dans notre village, et nous nous sentions également perdus et confus.

Monsieur Zwahlen nous informa que les funérailles auraient lieu deux jours plus tard et que nous étions tous requis d’y assister. La cérémonie aurait lieu durant l’après-midi.

Toute la communauté était réunie sur la petite place devant le local des pompiers. Un peu de place demeurait libre afin que le char sur lequel se trouvaient les quatre cercueils puisse sortir du local. Quatre soldats suisses se tenaient en face de la foule silencieuse.

Une petite automobile de marque inconnue dévala la Grand’rue à toute vitesse, s’arrêta et se parqua sur le préau de l’école. Deux hommes en sortirent. Le plus grand portait un uniforme bleu-gris, l’autre un uniforme brun. Tous deux portaient un brassard rouge avec la swastika. Les uniformes étaient d’une parfaite élégance, coupés dans le meilleur drap. Les deux hommes s’approchèrent, fendant la foule. Je remarquai une longue cicatrice sur la joue gauche du plus grand. Et maintenant, ils se tenaient seuls, distants, les yeux fixés sur la grande porte de local des pompiers. Il s’agissait là du consul d’Allemagne à Lausanne et d’un aide de camp.

Un fermier dans son costume des dimanches s’approcha avec deux chevaux. La grande porte fut ouverte, le chariot tiré dehors. Les quatre soldats suisses se mirent au garde-à-vous, dans leurs uniformes mal taillés. A la vue des cercueils, les deux Allemands claquèrent les talons et firent un salut nazi énergique. La foule ne réagit pas et observa les deux Allemands. Les gens demeuraient impassibles. On n’entendait pas un murmure et pourtant, chacun pensait la même chose, ressentait les mêmes émotions, un mélange de crainte, de haine et d’admiration.

C’étaient donc là les membres d’une organisation qui avait amené la mort et la destruction dans toute l’Europe. La seule pensée que ces salauds auraient pu envahir notre pays, réduire la population en esclavage et mettre la contrée en feu était insupportable. L’attitude arrogante, le salut racé était en contraste avec les dernières nouvelles : un mois plus tôt, les Alliés avaient débarqué en Normandie et fonçaient sur Paris. Les Soviétiques avaient juste atteint la frontière de la Prusse Orientale. Nous savions que le cauchemar allait sur sa fin. Et ces deux zosiaux prenaient une pose victorieuse, comme si le monde était à leurs pieds.

Les deux chevaux furent attelés au chariot, l’attelage démarra et toute la congrégation se mit en route pour le cimetière juste en dehors du village. Le chariot et les chevaux demeurèrent à l’extérieur et les cercueils déchargés. Nous entrâmes dans le cimetière pour assister à la cérémonie.

Le plus grand des Allemands fit une courte déclaration en allemand. Pratiquement personne ne compris, puisque dans la région, on parle français. Le pasteur de la paroisse, Monsieur Gallaz, eut des mots de réconfort et nous invita à prier. Les cercueils furent mis en terre. Un peloton de l’armée tira trois salves d’honneurs. La cérémonie fut close et la foule se dispersa.

Je rentrai, perdu dans mes pensées. J’étais juste un môme de dix ans et bien sûr, je ne connaissais rien des tenants et aboutissants de la situation. Bien sûr, on apprenait l’histoire à l’école. Bien sûr, les journaux étaient bourrés d’articles concernant les hostilités. Les dernières nouvelles de 12:30 et de 19:15 étaient des institutions sacrées, de même que les commentaires hebdomadaires du journaliste René Payot. Il était dit que la radio suisse et la BBC demeuraient les seules sources d’information en Europe. A l’école, l’instituteur nous demandait d’apporter des coupures de journaux que l’on discutait sous sa direction. Mais pour la première fois, nous avions été témoins d’un acte de guerre.

 

J’ai eu quelques années plus tard l’occasion d’apprendre la langue allemande passablement à fond. J’ai établi des contacts avec beaucoup d’Allemands et d’Autrichiens. J’ai totalement révisé mon opinion concernant ces gens et leurs pays respectifs. Ce qu’il reste maintenant est la certitude de la stupidité et de l’inutilité de la guerre, et la volonté de comprendre ses causes.

Les jours étaient chauds et magnifiques dans un pays en paix. Le plumet de fumée montant de la cheminée de la fabrique de ciment à Baulmes montait droit dans le ciel. Les hirondelles volaient haut.

Quelques jours plus tard arriva la nouvelle que le Chancelier du Reich Adolf Hitler avait été victime d’un attentat. Mais il avait survécu…

En automne 1944, la ferme avoisinant notre maison brûla de nouveau. C’était sûrement une fois de trop. Les propriétaires reconstruisirent très vite, mais vendirent à une jeune famille avec deux enfants, Henri (Riri pour les copains) et sa petite sœur Marguerite.  Henri était de trois ans plus jeune que moi.

On rigolait bien tous les trois. Ensemble, on jouait au jeu de l’oie, au Monopoly. On se baladait dans la forêt toute proche, on organisait des courses poursuite à travers la grange, on grimpait sur les chars et c’est ainsi qu’un jour, je glissai et tombai d’un char et me brisai l’avant-bras gauche. Rien de bien grave, le docteur à Baulmes me fixa un plâtre. Je ne me souviens pas d’avoir raté un seul jour d’école pour ça. J’attrapai aussi la jaunisse, la rougeole. C’était dans l’ordre des choses, pas de quoi en faire un plat. Plus grave, beaucoup plus grave fut la poliomyélite d’une camarade de classe. Elle serait infirme à vie et je me souviens de la crainte que nous ressentions tous lorsqu’on passait devant le petit atelier mécanique de ses parents. Mais l’automne passa et aucun nouveau cas ne fut déclaré.

 

Il y avait dans le village un atelier de mécanique fine et le patron avait en son temps épousé une Anglaise. Et durant cette période de disette, cette dernière fut en mesure de faire venir en Suisse un neveu, je me souviens de son nom, Peter Brannon. Il vint à l’école avec nous. Dans un français ma foi approximatif au début, mais qui s’améliora très vite, il nous racontait comment les Londoniens se débrouillaient sous les bombardements allemands.

 

C’était l’hiver maintenant, la neige était tombée jusqu’en plaine. Un beau matin, j’arrivai en retard à l’école et me heurtait à une porte fermée. Je n’étais pas le seul, deux autres mômes, le Frédou et l’Adrien, étaient également en retard. Nous avions amené nos luges, histoire de se distraire durant la récréation. Et tant qu’à faire, plutôt que de poireauter devant une porte close en attendant que Monsieur Zwahlen daigne l’ouvrir, nous décidâmes d’aller nous luger en bas la Côte. Pas de grand problème sur le moment. Deux heures plus tard, nous étions en classe de nouveau.

Le lendemain l’Adrien réapparut avec sur la figure les marques d’une solide raclée. Le fait est que son père était venu le chercher la veille à l’école, au moment de notre escapade, parce qu’une vache était en train de donner naissance à un veau et qu’il avait besoin d’un coup de main. 

L’Adrien n’était sûrement pas une lumière en classe, mais je me suis laissé dire qu’après sa scolarité, il fit un véritable apprentissage de commerce, reprit la ferme paternelle, la développa et acquit même un domaine au Brésil. Et fut assassiné là-bas, lorsqu’il s’avisa d’aller visiter son nouveau domaine.

 

Riri et moi étions de vrais bons copains. Souvent avec Marguerite, mais quelquefois seuls, nous passions des heures dans les locaux de la ferme de ses parents, à nous rouler dans le foin de la grange, à grimper sur les chars, à explorer la buanderie.

La buanderie servait – à part cela, quoi de neuf – de local pour laver le linge, mais aussi d’abattoir pour tuer et dépecer le cochon en novembre ou décembre. Elle était équipée en conséquence, une table, un bassin pour le rinçage, une chaudière pour cuire le linge, une armoire pour ranger les outils.

Un après-midi, nous arrivâmes dans ce local. Sans but précis, histoire de passer le temps. L’armoire à outils n’était pas fermée à clé, je l’ouvris et trouvai une carabine de petit calibre. Je m’en saisis, fis le mouvement de charge, la pointai sur Riri, qui se trouvait à un ou deux mètres de moi et lui demandai en rigolant : "Dis, tu crois qu’elle est chargée… ?"

Le môme riait. Il n’éprouvait aucune crainte, était totalement insouciant. Cela s’est passé il y a plus de 65 ans, mais je vois encore la jeune tête blonde devant le collimateur. Je le visais exactement entre les deux yeux. Une action de bravache, le doigt sur la gâchette. Il était mon meilleur copain, j’aimais bien et respectais ses parents.

Bon, les plaisanteries les plus courtes sont certainement les meilleures. Après quelques secondes, je détournai l’arme et pressai la gâchette. Le coup partit et la balle alla se ficher dans une vieille paire de godasses qui gisaient par terre. Je remis l’arme précipitamment là où je l’avais trouvée et nous nous enfuîmes. La prochaine fois que je rencontrai le père de Riri, il eut une remarque désagréable concernant la paire de godasses endommagée.

 

Quelques semaines plus tard, je me retrouvai dans les alentours de la buanderie. Il y avait là un groupe d’hommes qui discutaient la nécessité de flinguer les pies voleuses. Contre le mur était appuyé un fusil de chasse. Après un moment, je m’emparai du fusil pour l’examiner. Je détournai bien entendu le fusil du groupe et pressai la gâchette. Le coup partit. Le fusil était chargé et même pas assuré. Il y a comme ça des gens qui n’apprendront jamais - les mômes non plus du reste.

Le village de Vuiteboeuf est construit dans un vallon passablement escarpé, au bord de la rivière Arnon, juste en dessous des Gorges de Covatannaz. La route cantonale qui relie Yverdon et Sainte-Croix est une route d’importance internationale.

Le bâtiment d’école est construit au fond du vallon, seule une route le sépare encore de la rivière. La laiterie est construite en haut du vallon, tout près d’un croisement de cette route cantonale et d’une route d’importance locale qui vient de Baulmes et mène au centre du village. Et qui monte encore jusqu’à l’église de Vuiteboeuf. Entre la laiterie et le bas du village, le bâtiment de l’école, il y a un chemin carrossable et en hiver, les enfants étaient formellement autorisés à se luger entre la laiterie et le bâtiment de l’école. Et là, près de la laiterie, on retrouvait un môme à plat ventre sur une petite luge, accrochant avec ses pieds une bien plus grosse luge sur laquelle s’entassaient cinq ou six gamins. Il arrivait encore qu’il se trouve sur son dos encore un môme. Un bob, on appelait cette sorte d’attelage. Et toute cette cargaison dévalait la pente entre la laiterie et le bâtiment d’école et même bien plus loin, selon la qualité de la neige. C’était la grosse rigolade, sans danger car il n’y avait pour ainsi dire pas de voitures sur la route du village.

Mais la nature humaine étant ce qu’elle est, on voulait encore plus de sensations fortes. Et donc, traverser la route cantonale, monter jusque près de l’église et ainsi allonger la piste dûment autorisée. Au risque de provoquer un accident en traversant la route cantonale.

Et c’est précisément ce qui se produisit.

J’étais sur la luge tout derrière, lorsque la voiture arriva, venant de Peney et se dirigeant sur Sainte-Croix. Elle ne roulait pas très vite, Dieu soit loué, mais elle ne put s’arrêter complètement et heurta l’attelage, le bob, et un de mes camarades fut projeté à terre et ne se releva pas. Il fallut faire venir une ambulance et le transporter à l’hôpital d’Yverdon. Il s’avéra qu’il souffrait d’une solide commotion, mais n’avait rien de cassé.

Quant à nous, nous devions évidemment retourner en classe. A peu près toute la classe était impliquée dans cette histoire. Et Monsieur Zwahlen nous donna alors le choix de la punition : Un dimanche après-midi en classe à résoudre des problèmes d’arithmétique, ou alors se faire taper sur les doigts avec sa baguette.

Eh bien, à une seule exception près, la classe accepta de se faire taper sur les doigts. Pas question de se dégonfler. Je me souviens encore de cette baguette, longue et mince. Cela faisait très mal sur le moment, mais sommes toutes, nous l’avions cherché…

Monsieur Zwahlen décida que j’étais apte à fréquenter l’école primaire supérieure. J’étais un vrai flemmard à l’école. Mais je lisais, je dévorais tous les bouquins qui me tombaient sous la main, et il y en avait beaucoup : 

Des récits de voyages, les Voyages en Zig-Zag de Rodolphe Töpffer et de ses collégiens depuis Genève, les contes de Perrault, les histoires de la Comtesse de Ségur, Emile Zola, Victor Hugo, Mark Twain avec Huckleberry Finn que sais-je, des livres de chimie. Fascinant, la chimie : il était expliqué comment il est possible de dissoudre un métal avec de l’acide chlorhydrique ou sulfurique en produisant de l’hydrogène. Que diable, il fallait que j’essaie ça. Et c’est ainsi que je me  procurai un ou deux litres d’acide chlorhydrique concentré, utilisé à l’époque pour certains nettoyages, une bonbonne à cidre vide, quelques vieux clous, tout cela dans une petite chambre sous le toit. Et lorsque la réaction chimique fut bien en route, j’allumai une allumette et l’approchai du col de la bonbonne.

Mon visage était à quelque distance de la bonbonne et c’était tout aussi bien : une méchante flamme jailli avec un sifflement et monta jusqu’au plafond. Il y a comme ça des fois qu’on a plus de chance que d’esprit.

Il y avait un gros dictionnaire, que je m’efforçais d’apprendre par cœur. Je ne sais vraiment pas d’où venaient tous ces bouquins, mes parents étaient tous les deux issus d’un milieu extrêmement modeste. En fait, ma mère racontait volontiers comment, après la mort de son premier mari, André Cuendet, en 1918, elle avait dû confier son fils à un oncle dans le Gros de Vaud et aller travailler comme bonne à tout faire dans une riche famille à Paris. Et comment ladite riche famille se déplaçait occasionnellement à Biarritz. Le propriétaire de l’usine où son mari avait travaillé, Monsieur Paillard, avait après le décès de celui-ci contribué à son entretien, ce qui me semble à ce jour une magnifique démonstration de solidarité envers un simple ouvrier.

En 1938, mon demi-frère André entra au service de l’usine Paillard. Il y travailla durant 35 ans, jusqu’en 1973. Il mourut d’une crise cardiaque, usé par les chicanes imposées par le «management» – terme anglais décrivant l’incompétence crasse et l’arrogance de cadres anonymes et interchangeables placés à la tête d’une entreprise en pleine décomposition.

Mais je m’écarte du sujet…

L’école primaire supérieure se trouvait – et se trouve encore, je pense – à Baulmes, tout en haut du village. C’était à trois kilomètres et demi et je n’avais pas de bicyclette. Je devais donc me taper le chemin à pieds. Bon, lorsque les circonstances le permettaient, ma mère me refilait quelques francs pour financer un abonnement de dix courses en train, mais les circonstances matérielles de la famille à la fin de la guerre étaient si précaires que cela était l’exception et non la règle, tant s’en faut.

Je rentrais tous les jours à midi pour manger à la maison, ce qui me faisait quelque 14 kilomètres par jour à pieds, plus les commissions chaque soir à Vuiteboeuf. Bon, le mercredi et le samedi, on avait congé l’après-midi. Mais je me demande réellement ce qu’un môme de la génération actuelle – ainsi que ses parents – diraient en face d’une telle situation.

 

Il est vrai que je n’étais pas plus assidu qu’à l’école primaire. Les devoirs à faire à la maison me cassaient les pieds, mais le programme était évidemment plus exigeant que l’école primaire. Et c’est ainsi que le premier semestre, je ratai de peu d’obtenir la moyenne de notes nécessaire pour rester en prim’ sup’. Je compensai durant le deuxième semestre et avant tout, je passai un excellent examen. Comment, Dieu seul le sait, mais c’est un fait que durant les quatre années passées en prim’ sup’, les résultats d’examen surpassèrent les notes obtenues durant l’année.

 

Je viens de retrouver mes carnets scolaires en fouillant dans des vieux papiers. Il ressort que durant les cinq premières années de ma scolarité, j’ai séché l’école durant 104 jours, en raison de congés, ou sans congés, ou pour raison de maladie. Et au cours des quatre années de prim’ sup’, 126 jours. Ce qui fait au total, si je sais compter, 230 jours, soit pratiquement une année scolaire.

Il fallait résoudre le problème de ce déplacement de Peney à Baulmes. A treize ans, je m’embauchai chez un paysan à la ferme de la Verne, à mi-chemin entre Peney et Vuiteboeuf, pour garder ses vaches durant les vacances d’automne. Ces vacances duraient six semaines et servaient effectivement à mettre les enfants à la disposition des fermiers à un moment crucial de l’année. Il se montra fort reconnaissant et me paya huitante francs pour les six semaines de bons et loyaux services. Et avec cet argent, je pus me financer l’achat d’un vélo d’occasion.

Monsieur Roy était un fermier consciencieux et un brave homme. Il prenait grand soin de son bétail, ses écuries étaient tenues au quart de tour. Un jour, il constata que ses génisses étaient atteintes de diarrhées ou quelque chose de ce genre et vint inspecter les bêtes. Je me trouvais dans l’écurie au moment précis où il souleva la queue d’une génisse pour y voir de plus près. Et juste à ce moment, ladite génisse fit le dos rond en éternuant très fort, ce qui provoqua une violente évacuation par l’arrière et Monsieur Roy prit en pleine figure un jet brunâtre et malodorant. 

Peney est un petit village dans une petite commune agricole. Yverdon est situé à huit kilomètres, un simple détail à l'heure actuelle, alors que tout le monde dispose d'une voiture. Mais à l'époque, il y avait le train (à vapeur jusqu'en 1945), pour les plus fortunés il y avait la bicyclette et pour les autres, deux heures de marche. Occasionnellement, un paysan prenait un char et un cheval pour aller vendre au marché un surplus de légumes. Lausanne, c'était déjà le grand monde, mais Berne, Zurich, Paris... inconcevable!

Nous étions tous Protestants, paroissiens dévoués, disciples de Calvin, de Viret et de Zwingli. Tous les dimanches, l'église était occupée. Il n'aurait pas été question pour les mômes de manquer l'Ecole du Dimanche. A ma connaissance, aucun Catholique ne résidait dans la paroisse. Et voilà, qu'un paysan l'un de nos voisins, embaucha un stagiaire venu du Canton de Glaris pour l'aider dans son exploitation. Un Catholique. Je devais voir ça!

Le premier coup d'oeil fut une silhouette qui me tournait le dos sur le tas de fumier à côté de l'écurie. Vraiment rien de bien excitant. L'Inquisition catholique avait monté des procès en sorcellerie, avait fait brûler vifs des milliers de gens innoncents. C'est ce que nous avions appris à l'école. De la splendeur et de la cruauté inhumaine de la Papauté. A quoi donc pouvait ressembler un représentant de cette religion?

Je m'approchai avec précaution. Le Catholique répartissait le fumier sur le tas, rapidement et consciencieusement. Après un court moment, il se retrourna et me salua gentiment. Et là, je pus me rendre compte qu'il s'agissait d'un jeune homme, d'aspect sympatique, avec un nez au milieu du visage et un oeil de chaque côté. Nous fîmes connaissance, il se présenta dans un français approximatif. Durant les quelques mois qu'il resta chez Degiez, nos rapports demeurèrent excellentes.

En 1947, la sécheresse fut si sévère que les arbres de la forêt périssaient de soif et les récoltes furent misérables. Les derniers tickets de rationnement alimentaire ne furent abolis qu’en 1948. Le rationnement alimentaire avait l’un dans l’autre duré plus longtemps dans une Suisse épargnée par la guerre que dans une France ou une Allemagne ravagées par les hostilités. En 1945, un ouvrier qualifié gagnait 1 franc de l’heure à l’usine. Un kilo de pain coûtait 56 centimes, de même qu’un litre de lait. Un ouvrier agricole «sachant traire et faucher» gagnait 180 francs par mois, s’il ne savait pas «traire et faucher», juste 150, pour 60-70 heures de travail par semaine.

Les forêts étaient nettoyées de tout déchet, de toute branche morte ou coupée après l’abattage d’un arbre. Le bois ainsi ramassé servait au chauffage et à la cuisson dans tous les ménages, car le chauffage au mazout était une rareté et un luxe.

En 1948, toute la pluie qui n’était pas tombée l’année précédente tomba en plus des précipitations normales. Le blé, les céréales tout juste coupées, mises en gerbes, puis en faisceaux – en moyettes - germaient sur le champ et étaient à peine vendables, ou alors comme fourrage, à un prix négligeable.

 

Durant l’automne 1948, je trouvai à m’occuper à garder les vaches d’un fermier à Cuillairy près de La Sagnes, mon lieu de naissance. Comment j’étais arrivé là demeure un mystère, mais je dormais à la ferme durant la semaine. Le samedi soir, au coucher du soleil, je me mettais en route à travers champs pour traverser à pieds les Gorges de Covatannaz et passer le dimanche à la maison à Peney. Un môme de 14 ans, seul, parcourant 7 ou 8 kilomètres à pieds dans l’obscurité dans une région aussi sauvage peut paraître inconcevable à l’heure actuelle. A l’époque, cela n’avait rien de bien extraordinaire. Le dimanche soir, je remontais avec le train jusqu’à Sainte-Croix.

L’enseignement à l’école était d’excellente qualité, si l’on compare avec l’enseignement actuel. En 9 ans de scolarité, j’ai vu la description de toute l’histoire humaine, depuis la Préhistoire jusqu’à la guerre de 1914 - 1918. L’histoire suisse, en détail. A l’école primaire, en pleine guerre et alors que le pays avait désespérément besoin de héros pour encourager la défense morale du pays, l’instituteur, Monsieur Zwahlen, n’hésita pas à présenter Guillaume Tell, notre héros national, comme une légende probable venue du Nord en même temps que les premier habitants de la Suisse Centrale. Mais l’Histoire – avec un H majuscule – nous fut enseignée de manière si vivante que j’en ai gardé le goût ma vie durant. La grammaire, c’est chiant comme tout, mais elle était administrée sans pitié, avec les verbes irréguliers, l’imparfait du subjonctif et les rimes au service des exceptions de l’orthographe : «Mon bijou, mon chou, viens sur mes genoux, jette tes cailloux au vilain hibou plein de poux.».

La géographie de la Suisse et du monde.

Le calcul mental et écrit : «Comment calculer de tête le carré d’un nombre de 1 à 100». La géométrie : «Le carré de l’hypoténuse est égal, si je ne m’abuse, à la somme des carrés des deux autres côtés».

L’allemand, en prim’ sup’ : Der, Die, Das, datif, génitif, accusatif et nominatif, proposition principale, proposition auxiliaire, inversion. Grammaire française, sciences naturelles, et que sais-je encore.

En sciences naturelles, nous avons appris comment séparer l’oxygène de l’hydrogène de l’eau, à l’aide de décharges électriques. Comment la pollinisation par les abeilles sert aux plantes à se reproduire, le squelette humain, le nom de la plupart des os, les fonctions des divers organes, le métabolisme. Mais rien de rien sur la reproduction. Un être humain n’avait rien entre les jambes, ni pour le plaisir, ni pour la procréation.

A la maison, c’était la même chose : ma mère possédait un livre de médecine, fort utile à la vérité, dans lequel étaient décrites des tas de maladies et d’affections et les moyens de les prévenir et de les soigner. Et aussi une description détaillée de l’appareil génital masculin et féminin et de son utilisation. Et cela, dans des termes aussi érotiques et provocants que la description d’une machine à vapeur. Je fis main basse sur ledit bouquin et m’attardai tant soit peu sur ce chapitre. Ma mère me surprit juste à ce moment et me confisqua immédiatement l’ouvrage lascif et le mit sous clé.

Bon, quelque temps plus tard, je trouvai la clé et me fis plus discret. A l’école, j’étais un cancre, mais certains sujets présentent un intérêt certain à un certain âge. 

Le sujet était véritablement tabou. Notre voisin, Monsieur Leuenberger, était propriétaire d’un taureau reproducteur, car l’insémination artificielle existait à peine. Lorsque un paysan amenait une vache pour être inséminée, Monsieur Leuenberger prenait grand soin d’expédier tous les mômes du voisinage à la maison, afin qu’ils ne soient témoin d’un acte aussi impudique et peut-être immoral. Bien, puisque nous autres mômes étions privés de cette démonstration, il ne nous restait plus d’autre solution que d’observer les lapins en goguette.

L’armée était fréquemment de passage, le stand de tir à Vuiteboeuf était souvent ouvert. Il y avait pas mal de munition de guerre, mais surtout des douilles de fusil de calibre 7.5 à ramasser. Le gros truc, c’était de récupérer quelques douilles de fusil vides, de les remplir avec des têtes d’allumettes, de fermer l’orifice avec une tenaille, puis de les poser verticalement au pieds d’un mur, de grimper sur le mur avec un gros et lourd caillou, que l’on laissait tomber sur la douille préparée. Cela faisait une grosse explosion. Vraiment chouette.

A l’âge de douze ans déjà, je me laissai embrigader comme secrétaire lors des exercices de tir au stand de Vuiteboeuf. Tirs au mousqueton, en position couchée, cibles à 300 mètres. Les cibarres étaient également des jeunes, comme récompense, il nous était permis de tirer quelques coups de feu.

En 1948, une abominable tragédie secoua le village de Baulmes.

Quelques mômes en ballade du côté des Râpilles, dans le voisinage de la fabrique de ciment, avaient trouvé une grenade de l’armée perdue par un détachement de l’armée au cours d’un quelconque exercice. Ils pensèrent bien faire de ramasser ladite grenade de guerre et de la ramener au poste de police en haut du village. Arrivés au centre du village le môme qui portait la grenade la laissa tomber, la grenade explosa et l’enfant fut littéralement étripé, éviscéré et ses petits copains s’en tirèrent avec de graves blessures aux jambes. La vitrine d’une épicerie fut détruite. Toute la population était bien sûr profondément choquée et triste.

A cette époque, j’avais comme copain un jeune ébéniste, qui avait tout juste fini son premier cours de répétition dans l’armée. Et il avait ramené une grenade de manipulation obtenue Dieu sait comment. Un objet d’apparence redoutable, bien que parfaitement inoffensif. Je pensai bien faire de le prendre avec moi à l’école. J’arrivais toujours bon dernier en classe. L’instituteur, Monsieur Pasche, était assis à son bureau. Je m’approchai, déposai la grenade de manipulation sur son bureau et demandai innocemment : "M’sieur, j’ai trouvé ça en route. Pensez-vous que ce soit dangereux ?"

L’instit' tourna au vert avant de pâlir. Il saisit l’objet et quitta la salle de classe précipitamment. Je n’entendis plus jamais parler de cette grenade.

Cette blague était sûrement déplacée. Elle serait sans aucun doute sévèrement blâmée à l’heure actuelle, surtout après le terrible malheur qui avait endeuillé tout le village de Baulmes et bien au-delà. Mais les temps étaient durs, tous les jours, on était confrontés avec des récits de guerre et de destructions, de famines et de génocides et de déportations.

Bien, au cours de la dernière année de scolarité, le moment était venu de penser à la spiritualité, de se préparer à faire partie de la paroisse. De confirmer son attachement à l’Eglise protestante. Nous étions tenus d’aller à l’Ecole du Dimanche. En fait, pas par la loi, mais l’usage, la coutume n’auraient pas toléré de dérogation.

Monsieur Gallaz, notre pasteur, était un homme jeune et dynamique. Il résidait à Baulmes, la paroisse comprenait les villages de Baulmes, Vuiteboeuf et Peney. Il était un homme ouvert au monde et le démontra en devenant membre actif du club de football de Baulmes. Au grand scandale des milieux bien-pensant de la paroisse : Mais comment, oh comment ! un homme d’Eglise pouvait-il s’abaisser à une occupation aussi vulgaire ? Aller taper dans un ballon, était-ce conciliable avec le Message Divin ?

Mais le fait est et demeure que je me souviens de son catéchisme comme d’autant de leçons de tolérance et d’ouverture d’esprit. Il n’était durant ces heures passées à la Cure de Baulmes guère question de Moïse et de Jacob, mais beaucoup plus de la politique internationale et de la morale plus ou moins affirmée des politiciens qui faisaient la une des journaux.

Un soir d’hiver, mon frère Paul rentra du travail avec la tête ensanglantée, le nez brisé. Ma mère le pansa du mieux qu’elle put, mais le jour suivant, il fut contraint d’aller se faire soigner à l’hôpital d’Yverdon.

Il s’avéra qu’il avait dévalé la petite côte à l’entrée de Peney avec son vélo et était rentré dans le village juste au moment où Monsieur Degiez, un paysan respectable, sortait de la cour de sa ferme avec un attelage. Et Paul ne put freiner et fut violemment projeté contre le cheval. Le paysan calma son cheval affolé et s’en fut sans se préoccuper de mon frère. Lorsqu’on lui demanda comment il avait pu laisser un type accidenté dans un tel état, il répondit qu’il avait ce soir-là une réunion de paroisse et qu’il ne pouvait se permettre d’être en retard.

Ainsi que le faisait remarquer Madame de Meuron, membre oh combien ! distingué de la haute aristocratie bernoise : «Je sais qu’au ciel, nous sommes tous égaux devant Dieu, mais ici-bas, il y a encore de l’ordre !!!»

Mon frère Paul, né en 1925, fut une fois ou deux réquisitionné pour aller aider dans des fermes dont les patrons ou leurs fils avaient été mobilisés dans l’armée. Il faut dire qu’à l’époque, lors des mobilisations générales de 1940 et de 1944, l’armée comptait quelque 450.000 hommes – un dixième de la population totale. Ce qui a dut faire dire que «la Suisse n’a pas d’armée, elle EST une armée». Paul possédait une grande dextérité manuelle, je n’ai jamais compris pourquoi il n’a jamais pu, ou voulu, apprendre un métier. En fait, il resta à Peney même après avoir épousé Edmée et fondé une famille. Ce n’est que dans les années cinquante que la famille se déplaça à Yverdon.

 

Lulu, née en 1927, avait quitté l’école en 1943. Elle se trouva une place de jeune fille au pair pour un an de côté de Zurich, dans une famille, pour 10 francs par mois – le prix d’une paire de bas nylon. Lorsqu’elle rentra à Peney, elle se fit administrer une solide raclée par mon père, parce qu’elle n’avait pas rapporté ses gains à la maison. Elle quitta la maison, alla travailler comme serveuse ici ou là et épousa un mec, dont elle se sépara après deux ou trois ans.

Pour autant que je puisse m’en rendre compte, mon père n’avait pas fait le moindre effort pour inciter Paul ou Lulu d’apprendre un métier en vue de se sortir de cette déprimante médiocrité qui était la nôtre. Mon père était un pacha, ma mère était une femme soumise, sans autorité. A la maison, l’ambiance était souvent tendue entre Paul et Lulu, sans que je puisse réellement savoir pour quelles raisons.

En 1939, mon père, né en 1893, avait été mobilisé par l’armée et avait dû passer quelques semaines dans les forts au-dessus de Sainte-Croix, en tant qu’aide de cuisine. Et là-bas, il avait fait la connaissance d’un hôtelier de Soleure, Willy Hochstrasser. Ils étaient restés en contact. Plusieurs années plus tard, il me racontait encore sur un ton admiratif comment son ami Willy travaillait énergiquement à la cuisine de la compagnie. Et il me suggéra de commencer un apprentissage de cuisinier dans son établissement, à la fin de ma scolarité obligatoire.

Ma foi, je n’avais guère le choix : c’était ça ou l’usine à Sainte-Croix ou Yverdon. Or, j’avais la tête pleine des histoires d’Amérique, des romans d’amour et d’aventure dégottés Dieu sait où. Chaque semaine, à la radio, il y avait les conférences du Docteur Blanchod, ses descriptions de contrées lointaines, en Afrique, en Océanie, que sais-je…  Je voulais sortir de ce bled, devenir riche et célèbre. Faire carrière.

Bien, mais pour commencer, il fallait que mon père envoyât une lettre à ce Monsieur Hochstrasser et là, c’était déjà la croix et la bannière : mon père avait toujours autre chose à faire, était fatigué, était indisponible, jusqu’à ce qu’un soir, alors qu’il était assis à table à la fin du souper, j’apportai l’encrier, la plume – une plume en acier, à cette époque déjà il n’y avait plus de plumes d’oie – le papier et l’enveloppe avec un timbre de 20 centimes et lui ordonnai quasiment de passer à l’action. Il s’exécuta.

 

Après quelques semaines arriva la réponse : Monsieur Hochstrasser avait une place pour moi dans son établissement, mais seulement à partir de la mi-janvier 1951. Ma scolarité finissait en avril 1950. Entretemps, il se trouvait une place de garçon de cuisine à l’hôtel du Paon à Yverdon, sous la houlette de Monsieur Auguste Fallet.

Ma mère et moi rendîmes donc visite à ce personnage. L’hôtel du Paon était déjà à cette époque un établissement aux installations surannées. La cuisine fonctionnait au charbon, le long des murs étaient alignées les casseroles et les marmites en cuivre. Monsieur Fallet était une personne très digne, parfaitement courtoise. Il portait une barbe fournie, relique, nous expliqua-t-il sobrement, d’une détention par les Français au cours de la Première Guerre Mondiale, car soupçonné d’espionnage pour les Allemands. Il ne s’était jamais marié.

Il fut convenu que je commencerais à travailler immédiatement après la fin de ma scolarité. Le salaire se monterait à 70 francs par mois au début, puis augmenterai de mois en mois jusqu’à atteindre 110 francs en décembre. Mon apprentissage à Soleure devait commencer le 15 janvier 1951.

La fin de la scolarité approchait, le temps de la confirmation et de la première communion était venu. A la maison, mon père avait commencé à boire plus que de raison. Il n’y avait pas de sous pour un costume de confirmation convenable. Comme par hasard, en septembre ou octobre 1949, un géomètre officiel, chargé par les autorités communales ou cantonales de procéder à des relevés de terrain, se pointa chez nous. Il se trouva qu’il cherchait quelqu’un pour tenir et transporter la perche de mensurations qu’il visait avec son sextant. Je me portai volontaire. Je serais payé 1 franc de l’heure. Une véritable fortune en ce temps et lieu. En quelques semaines, je gagnai suffisamment pour financer mon premier complet de ville et me présenter dignement devant les fidèles, en l’église de Baulmes à Pâques 1950.

Le petit Simonin

Josette

C’était la fin d’une période de vie, la fin de la scolarité obligatoire, l’entrée dans le monde du travail pour la très grande majorité qui ne voulaient ou ne pouvaient se consacrer à des études.

C’était à l’époque la coutume que d’avoir fait la conquête d’une communiante, d’avoir une bonne amie pour la cérémonie de la Confirmation et de la Communion. Je fis les yeux doux à Josette, fille de paysans domiciliés à Baulmes. Elle avait, à tort ou à raison, une réputation de fille facile, selon l’expression en cours à l’époque, «tout lui avait passé dessus, sauf le tram». Ma foi, c’était le printemps, l’éveil de la nature et des sens. Je lui fis les doux yeux, elle me répondit avec un gentil sourire. Avec quelques autres copines et copains, on alla à bicyclette voir un film à Yverdon – la première fois que je mettais les pieds dans une salle de cinéma. Josette se cala plus près de moi, c’était une sensation toute nouvelle.

La cérémonie de Confirmation à l’Eglise était vraiment solennelle. Le pasteur délivrait son sermon devant toute la communauté, puis s’adressait à chaque cathécumène individuellement et lui posait la question :

- "Acceptes-tu de vivre selon les règles de l’Eglise, de suivre les préceptes de la Sainte Bible et de vivre dans la vertu ?"

Et le cathécumène de répondre humblement :

- "Oui, avec l’aide de Dieu !"

Pas une simple affaire pour un certain nombre de copains qui cherchaient à faire bonne impression et qui s’exerçaient à répéter, avec style et élégance :

- "Oui’z avec l’aide de Dieu !"

 

Bien, après cette cérémonie mémorable, nous allâmes faire une ballade à pieds du côté de Six-Fontaines, à trois kilomètres de Baulmes. Et nous nous retrouvâmes dans une cabane de bûcherons à la nuit tombante. Il y avait là une place pour se reposer à la disposition des travailleurs de la ligne de chemin de fer. Je m’y glissai avec Josette ainsi qu’un autre couple. L’ambiance devint très vite très intime et j’observais avec attention comment le copain pelotait sa copine joyeusement consentante. Je fis de même avec Josette, c’était vraiment excitant, au point que je me mis à saigner du nez… ça ne s’invente pas.

Le soir de cette journée mémorable, je me retrouvai avec Josette. Nous étions seuls dans une clairière, l’ambiance devint très vite très tendre. Et c’est là, quelques heures seulement après avoir solennellement promis devant toute la communauté de demeurer chaste avant l’union sacrée, que je perdis ma vertu. Que le Ciel me pardonne : je ne l’ai jamais regretté.

Tintin Perrin et sa femme Léa n’avaient pas d’enfants. Durant toute mon enfance, j’ai observé qu’ils hébergeaient des enfants issus de familles désunies ou de mères célibataires. D’autres paysans faisaient de même. Ces enfants fréquentaient l’école comme tous leurs camarades et certainement, je n’ai jamais eu le moindre soupçon qu’ils aient été victimes d’abus ou de mauvais traitements. Cette époque, durant et après la guerre, était une époque de pénurie et de dureté. Je me suis laissé dire, et je le crois, que beaucoup de citadins qui ne disposaient pas d’un petit jardin potager ont souffert la faim en Suisse. Mon frère André, né en 1918, a fait toute la Mob, soit environ 1.200 jours de service militaire. Des centaines de milliers de jeunes hommes ont accompli entre 800 et 1.400 jours de service militaire. Ce pays s’en est merveilleusement bien tiré, avec une économie intacte en 1945, dans une Europe totalement dévastée. Mais la dureté des temps a laissé son empreinte sur toute une génération.

La vie continue. Elle est variée, quelquefois cruelle, mais elle vaut la peine d’être vécue.

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