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A la découverte du monde

1952 - 1964

La saison d’été 1952 s’écoula sans histoires. Il y eu bien à la fin une monstrueuse prise de gueule entre le chef et le patron, le départ du chef d’un jour à l’autre et la requête du patron qui désirait me voir reprendre la direction de la cuisine, mais je ne me sentais honnêtement pas en mesure de le faire. Je donnai donc également mon congé et poursuivis mes activités, à Montreux, puis à Zurich, avant de commencer mon école de recrues à Bière, canonnier dans une unité d’artillerie.

Une école de recrues comme des milliers d’autres, jusqu’au jour où mon unité, en déplacement en Valais, fut déplacée en montagne au-dessus de Martigny en vue d’effectuer des tirs d’infanterie. Pour cette raison, les canons furent laissés en plaine, nous nous déplaçâmes seulement avec les camions.

 

Sur le chemin du retour, il régnait une certaine ambiance à bord de notre camion, avec deux types dans la cabine et une bonne douzaine sur le pont. Le chauffeur nous fit une brillante démonstration de ses talents de conducteur, faisant siffler ses pneus lors de virages pris bien trop vite, donnant les gaz pour freiner brusquement pour faire déraper le véhicule sous les hourras d’enthousiasme des passagers. Jusqu’à ce qu’il s’approche trop du talus, que la roue avant droite passe dans le vide avec tout le camion et tout son contenu. Quant à moi, je me retrouvai assis dans l’herbe, tenant fermement mon mousqueton, avec le tibia de la jambe gauche brisé. En tout, sept soldats furent transportés à l’hôpital de Martigny avec des lésions diverses. Personne ne perdit la vie ou demeura handicapé.

Après un mois de soins attentifs, je me retrouvai à la maison à Peney, en vue de réapprendre à marcher. Une affaire d’entrainement.

Après deux semaines, je trouvai un emploi dans un bon hôtel à Horw près de Lucerne pour le reste de la saison, puis à Zurich, avant de m’exiler durant une saison sur l’île de Jersey, dans la Manche, pour apprendre l’anglais.

En fait, j’avais encore en cours d’apprentissage commencé sérieusement à étudier cette langue. En réalité, je n’avais jamais envisagé de passer le reste de mon existence dans une cuisine, mais bien de me donner une formation complète me permettant tôt ou tard de reprendre un établissement public. Et la connaissance des langues était une condition importante, sinon essentielle, à la pratique d’un tel boulot. Après la saison, je devrais suivre un cours de service à l’Ecole Hôtelière à Lucerne, puis de quitter la cuisine et de me retrouver à la salle à manger.

Le problème à Jersey, c’est que le chef cuistot était un Français, tout comme la plupart des employés de service. C’est pourquoi je m’enquis très vite pour un autre emploi où je serais le seul étranger. Cela me réussit. Et je rentrai à temps pour commencer ce cours à Lucerne.

A Saint Hélier, j’avais fait la connaissance et m’étais lié d’amitié avec un Malouin qui travaillait également durant la saison d’été. Il m’invita à passer quelques jours chez lui à Saint Malo à la fin de la saison. J’acceptai bien volontiers et lorsque le temps de la rentrée arriva, je montai de nouveau à bord du même petit avion qui m’avait amené depuis Saint Malo. Le copain était déjà arrivé à la maison depuis quelques jours et m’attendait à l’aéroport.

A la maison, il m’invita cordialement à boire un verre et engagea une discussion politique, au cours de laquelle il me demanda si je voulais, une fois rentré en Suisse, fonder une branche de parti communiste. Je refusai avec indignation. A quoi pouvait-il bien penser ?

On était en pleine guerre froide, l’Union Soviétique était le symbole de l’oppression des peuples. De la dictature brutale, du lavage de cerveau collectif, de la menace d’une invasion. Comment un type intelligent et sensé pouvait-il éprouver une sympathie quelconque pour une telle idéologie ?

Il me raconta alors de sa jeunesse dans les années quarante, de l’invasion de son pays par les troupes nazies. Comment il avait alors rejoint la Résistance à l’occupant, comment il avait été arrêté par les collabos français et déporté à Sachsenhausen. Comment il avait vu là-bas des gens crever de faim et d’épuisement, expédiés dans les chambres à gaz et brûlés comme de vulgaires déchets. Et tout cela par la faute d’une bande de politicos incompétents et corrompus, dont l’arrogance et l’avidité avaient rendu possible la montée du national-socialisme.

Le lendemain, il m’invita à faire un tour en ville et à rendre visite à quelques-uns de ses copains, comme lui anciens résistants à l’occupation nazie. Et c’est ainsi que je fus confronté à la misère de ces gens logés dans des garages et dans des caves, vivotant tant bien que mal de quelques petits boulots occasionnels. Je n’ai pas modifié mon opinion concernant le communisme. Mais je suis certainement devenu beaucoup plus réservé dans mon jugement lorsqu’il s’agît des personnes qui défendent de telles idéologies.

Juste avant mon départ, il m’offrit encore un vélomoteur d’occasion à un prix parfaitement raisonnable. Et c’est ainsi qu’au lieu de rentrer en train, je traversai toute la France, la Normandie, Paris, la Vallée de la Loire, la Bourgogne et le Jura avant de rentrer à Peney. Le temps était venu de me rendre à Lucerne, pour ce cours de service à l’Ecole hôtelière.

L’anglais m’était devenu familier. Manquait encore l’italien, étant donné qu’à l’époque, le personnel auxiliaire dans l’hôtellerie et la restauration en Suisse venait d’Italie et que la plupart parlait peu et mal l’allemand ou le français. A l’Ecole hôtelière, je fis la connaissance et me liai d’amitié avec un jeune Italien. Je lui fis part de mon intention d’apprendre sa langue et il me donna l’adresse d’un hôtel appartenant à ses parents, dans le voisinage de San Remo. Il m’averti toutefois que le chômage était un sérieux problème en Italie et que j’aurai de la peine à obtenir un permis de travail, même pour une saison. Nonobstant cet avertissement, je pris contact avec les patrons, fus bien volontiers accepté comme serveur et au printemps de 1955, je débarquai dans l’établissement, un hôtel de bonne classe avec un personnel sympathique, Mais je n’avais pas réussi à me procurer un permis de travail. Dans un pays ravagé par le chômage, c’était vraiment mission impossible.

Et voilà, juste une semaine après mon arrivée, la gendarmerie (carabinieri) était déjà là, menaçant de fermer l’établissement aussi sec, si l’étranger ne se sauvait pas de suite.

Le maître d’hôtel était fort sympathique et compréhensif. Il me prit à part et me donna l’adresse d’un établissement au bord du Lac de Garde. Mais il m’avertit tout de même que le patron là-bas était un peu nerveux, pour ne pas dire plus.

Ma foi, autant essayer. Et c’est ainsi que je me rendis à l’adresse indiquée. Il s’avéra que l’établissement en question était en somme une boîte fort ordinaire, assez déglinguée. J’obtins une piaule pour dormir, juste sous le toit et que je devais partager avec un autre employé. Le tenancier exigea de voir mon passeport suisse, qu’il refusa de me rendre. Ainsi donc, je me retrouvai en pays étranger, à la merci d’un employeur qui pouvait disposer de moi selon son bon plaisir. Et qui ne manqua pas d’en faire usage.

Le manger pour le personnel était franchement immangeable, constitué de restes de nourriture revenus de la table des clients et conservés au frigo jusque à ce que la quantité soit suffisante pour nourrir les employés. L’hygiène du personnel était tout aussi désastreuse, une douche déglinguée, des draps de lits jamais remplacés. En plus, un patron continuellement en train d’engueuler un personnel trop lent et trop fainéant à son goût. Durant la courte durée de mon séjour dans cette boîte, j’eux l’occasion d’apprendre tout un vocabulaire en principe banni de toute conversation civilisée.

Il était clair que je n’avais rien à faire dans un tel bourbier. Je réclamai donc le retour de mon passeport et donnai à comprendre au patron que je voulais rentrer au pays. Il me répondit avec une bordée d’insultes et m’ordonna de retourner tout de suite au boulot. Plutôt que d’obéir, je me rendis au poste de police et revins à l’hôtel accompagné d’un flic. Et là, en présence du patron, il me réclama mon permis de séjour. Mais je n’avais pas de permis de séjour.

  • Bon alors, dit-il, qu’est-ce que vous faites ici ? Je ne peux rien faire pour vous, sans permis de séjour. Vous devez rentrer en Suisse …..

  • Sans doute, répondis-je, mais j’attends que le patron me paie mon salaire et me rende mon passeport. Ensuite de quoi je rentrerai bien volontiers en Suisse.

  • Ouais, mais sans permis de séjour, je ne peux rien faire pour vous. Vous devez rentrer en Suisse.

  • Ecoutez, dis-je, je rentrerai de toute façon, mais une fois au pays, croyez-moi, je casserai la gueule de tous les Italiens que je rencontrerai. Vous avez vos méthodes dans ce pays, et nous avons les nôtres.

  • Bon maintenant, dit-il gentiment, ne vous fâchez pas. Laissez-moi parler avec le monsieur-là, laissez-nous tranquille juste un moment.

 

Je m’éloignai un peu devant la maison pour respirer. Après quelques minutes il me rejoignit, tenant mon passeport et un peu d’argent dans ses mains. Il me remit le tout, me salua gentiment et s’éloigna. Je montai dans ma piaule, fis ma valise et quittai la boîte pour prendre la direction de la gare, direction Lugano TI.

Une fois en Suisse, c’était un jeu d’enfant de retrouver un emploi, ainsi juste en début de saison. Je passai quelques mois au Grand Hôtel à Brissago, puis à l’hôtel Palma au Lac à Locarno. Le seul problème étant que dans de tels établissements au Tessin, tout le personnel parlait Schwyzerdütsch. Et c’est ainsi que mes connaissances de la langue italienne sont demeurés à un niveau suffisant pour tenir une conversation point trop compliquée, sans plus.

Ma place de travail au Palma était en fait sur la terrasse du toit de l’établissement. Là-haut, la direction avait fait aménager un restaurant en plein air, avec une estrade pour un orchestre de danse et un bar, vraiment charmant et romantique, par beau temps du moins. Mais le fait est et demeure que durant la meilleure partie de mon séjour dans cette boîte, il ne cessa guère de pleuvoir. Or, la rétribution du personnel de service en ces temps était quasi exclusivement composée des pourboires de la clientèle, sans même un salaire de base. On était nourri et la plupart du temps logé, soit. Mais si la clientèle venait à faire défaut, pour une raison ou pour une autre, le revenu était pratiquement nul. Cela incitait souvent le personnel à tricher.

Quoi qu’il en soit, je me débrouillai pour trouver un emploi au Casino-Kursaal de Locarno, cette fois à l’abri des intempéries. Et là, je pus enfin gagner décemment ma vie. Et mieux apprendre l’italien.

L’été passa. La saison toucha à sa fin. Je devais me trouver un autre emploi dans le Nord, ce fut à Bâle cette fois.

Je parle, lis et écris l’allemand littéraire à peu près aussi bien que le français. Au point que j’ai souvent, au cours d’une conversation avec des inconnus alémaniques, été pris pour un Allemand ou un Autrichien. Mais je n’ai jamais été fichu d’apprendre à parler le schwyzerdütsch, que je comprends pourtant bien. Très souvent, durant cette période d’après-guerre, j’ai ressenti l’hostilité de ces braves Alémaniques envers ces sales Boches, jusqu’à ce que je laisse négligemment tomber une quelconque remarque en français. Du coup, le ton changeait, l’interlocuteur devenait vraiment sympa.

Les temps ont changé, « tempi passati », comme diraient les Italiens. En fin de compte, quelle que soit notre race ou nationalité ou religion ou couleur de peau « on descend tous du cocotier », n’est-ce pas…

Le goût du voyage, la fièvre de l’aventure, ne me quittaient pas. Et pourquoi pas découvrir de nouveaux horizons, en Amérique du Nord par exemple ? Là-bas, il y avait du fric à gagner, des paysages à découvrir, une civilisation dynamique, des pays jeunes, des territoires encore à explorer. Ainsi, j’entrepris les premières démarches en vue d’émigrer aux Etats-Unis. Mais il me fut communiqué que le délai d’attente pour un immigrant suisse serait de trois ans au moins. Il semble que pour d’autres nationalités, le délai était définitivement plus long, dix à douze ans pour un Italien ou un Européen de façon générale. Alors, dans l’intervalle, je pouvais tout aussi bien passer mon temps au Canada. J’obtins un visa d’immigrant pour ce pays sans faire d’histoires et au début d’avril 1958, je pris le train pour Rotterdam, où un cargo allemand transportant quelques passagers m’attendait.

Le trajet fut à peu près sans histoires. Sauf que juste après Cologne, mon wagon fut abominablement secoué, à tel point que je dus m’accrocher à mon siège. Puis le train s’arrêta : Le train venait de dérailler. Je sortis du wagon, histoire de voir ce qui s’était passé. Et là, je vis comme la voie ferrée était tordue et arrachée.

Il n’y avait eu ni morts ni blessés, je n’ai jamais compris comment cela s’était produit. Mais l’essentiel était d’arriver à temps à Rotterdam. Ce fut le cas, grâce aux bus envoyés par la compagnie de chemin de fer.

Rotterdam, grande ville portuaire. Un univers fascinant pour un petit Suisse tout juste arrivé de ses montagnes. Un port rempli de cargos, de paquebots, de vedettes, de remorqueurs, que sais-je… Parmi toutes ces embarcations le cargo sur lequel je m’étais réservé une place et qui devait me conduire jusqu’à Montréal en passant par le Havre, France. Je montai à bord, avec une malle d’un certain calibre et une petite valise pour mes effets personnels.

J’étais l’unique passager à bord, mais l’on m’informa qu’un second passager serait de la partie au Havre. Le bateau quitta le port le lendemain aux premières heures et le jour suivant déjà, accosta au Havre. Un jeune Français monta à bord. Le bateau reparti le jour d’après.

Les deux passagers furent d’emblée invités à partager les repas du capitaine et de ses officiers : le chef ingénieur, le timonier, le cuistot. L’ambiance fut d’emblée parfaitement cordiale. Le jeune Français était tant soit peu isolé à cause bien sûr de la langue. Mais je traduisais l’essentiel des propos tenus et aussi de ses propres remarques.

La conversation, durant toute la traversée, tourna très vite bien sûr à la situation dans le monde, à la politique internationale. Les Allemands étaient des gens parfaitement courtois et cultivés. Ils étaient sûrs d’eux même, de leur expérience professionnelle et gardaient un souvenir amer de leur existence passée.

« Voyez-vous, Monsieur Simonin » me dit un jour le capitaine, « sous l’ancien régime, durant la guerre, j’étais membre du parti national-socialiste. Non pas par conviction, mais j’étais marié et avais de la famille. Et il fallait bien vivre. A cette époque et juste avant la guerre, le peuple allemand crevait littéralement de faim, le pays croulait sous les dettes et les Européens se comportaient envers nous avec une insupportable arrogance. Puis est venu Adolfen, un brailleur, mais qui a su mobiliser tous les mécontents, ou du moins assez de mécontents pour fonder un parti qui a rapidement supplanté tous les autres. Et du coup, quiconque n’en faisait pas partie n’était plus dans la course. Et il fallait bien vivre… ».

J’avais lu pas mal de choses concernant la 2. Guerre Mondiale. J’avais vécu la mobilisation 1940-1945, le rationnement alimentaire, avait vu un avion allemand être abattu au-dessus de mon village par des avions allemands pilotés par des aviateurs suisses. Bien sûr, j’avais lu les descriptions effroyables des camps de concentration nazis, j’avais entendu à la radio les hurlements hystériques du « Führer » de la « Herrenrasse ». Mais en somme, fort peu de choses sur l’origine, la raison de ce déchaînement de violence. La question de savoir pourquoi un peuple aussi intelligent, cultivé, actif que le peuple allemand pouvait être amené à commettre de tels actes n’avait été que très rarement, et alors très superficiellement, posée.

La traversée se passa sans histoires. Et le 28 mai 1958, vers trois heures de l’après-midi, je me retrouvai sur le quai du port de Montréal avec mes bagages et 43 (ou était-ce 47 ?) dollars canadiens en poche.

Mais le ciel m’était favorable : deux heures plus tard, j’avais déjà trouvé un boulot et une piaule. Tous les deux plutôt minables mais un boulot et une piaule c’étaient. Je commençai à travailler le lendemain déjà dans la cuisine d’un hôtel près du port.

Le chef n’était pas du genre communicatif. Il ne me demanda pas qu’elles étaient mes qualifications, mes connaissances de la langue ou de la carte des mets. Je fus simplement planté là où les serveurs venaient passer commande. Et de suite, se passa le premier incident : un serveur vint me commander « a portion of hashed brown potatoes, please ». Je me tournait vers le collègue à côté de moi et demandai naïvement :

  • C’est quoi, « hashed brown potatoes ?” Il me répondit en anglais :

  • Bon, tu sais pas ce que c’est « hashed brown potatoes ? ». Alors tu sais rien foutre !!

 

Bon, avec le temps, j’appris que « hashed brown potatoes » étaient en fait des roestis, dont j’avais livré quelques dizaines de kilos au cours de ma carrière. Mais d’emblée et dès que je fus libre, je me mis à la recherche d’un autre emploi. Il se trouvait que la Canadian Pacific Railway, dont les voies ferrées traversent tout le Canada depuis la Nouvelle Ecosse jusqu’à Vancouver, cherchait des cuisiniers pour l’ouverture saisonnière d’un Hôtel à Digby, Nouvelle Ecosse. Je pris contact avec le chef du personnel de la compagnie à Montréal, l’affaire fut vite conclue. Entrée en service immédiate, transport aux frais de la compagnie jusqu’à destination, Can.$ 220 par mois, nourri et logé. En cas de satisfaction réciproque transfert vers un autre hôtel de la compagnie à la fin de la saison.

Alors, départ pour la Nouvelle Ecosse dans trois jours. Au soir de cette journée, j’allai faire un tour en ville, à pieds bien sûr, le long de la Grand’Rue de la ville. Tout à fait par hasard, je me retrouvai dans un bar-dancing devant une chope de bière. C’étaient bientôt mes derniers dollars. Après un moment, je pensai bien d’inviter une jeune beauté à danser. Histoire de faire connaissance avec des gens de l’endroit, sans plus. Et histoire de faire la conversation, je dis :

  • Vous êtes d’ici ? Moi je viens de débarquer d’Europe, je viens de Suisse.

  • Ah ! répondit-elle, pouvez-vous me ramener à ma table ?

 

Aucun problème à cela. Je la ramenai à sa table en le remerciant pour sa gentillesse. Et allai solliciter une danse avec une autre beauté locale. Et histoire de faire la conversation, je dis :

  • Vous êtes d’ici ? Moi, je viens de débarquer d’Europe, je viens de Suisse.

  • Ah ! répondit-elle, pouvez-vous me ramener à ma table ?

 

Histoire bizarre, vraiment bizarre. Tous mes sens en éveil, je m’en allai inviter une troisième beauté locale et lui demandai innocemment :

  • Vous êtes d’ici ? Moi je viens de débarquer d’Europe, je viens de Suisse.

  • Ah ! répondit-elle, pouvez-vous me ramener à ma table ?

 

Je fis comme si je n’avais rien entendu. Après quelques instants, elle me demanda :

  • Est-ce que je me suis faite comprendre ?

 

Il est clair qu’elle s’était faite brillamment comprendre. Quelques temps plus tard, à Digby, au cours d’un conversation avec un Canadien, je fus informé que dans l’Est du Canada, à Montréal en particulier, les immigrants étaient connus sous le terme de DPs, DP pour « Displaced Person » ou aussi pour « Dirty Pig », sale cochon. Je n’ai rencontré nulle part ailleurs au Canada une telle attitude. Bien au contraire, dans les familles auprès desquelles j’avais trouvé une chambre à louer, mais aussi sur la place de travail, j’ai toujours été bien traité, je n’ai jamais ressenti l’ombre d’une discrimination. Je pense que cette attitude hostile à Montréal était due à l’immigration massive qui se déversait sur la région. Des immigrants venus d’Europe mais aussi d’ailleurs dans le monde, qui débarquaient avec leurs us et coutumes et leurs langages bizarres, et qui bien trop souvent peinaient à s’adapter.

Comme qu’il en soit, l’incident dans cette boîte de nuit m’avait blessé et mon attitude vis-à-vis des jeunes Canadiens et Canadiennes, pour la plupart étudiants venus passer la saison à travailler pour financer leurs études, s’en ressentit. Je fis mon travail au fourneau de façon correcte, plus aucun incident désagréable ne vint ternir mon séjour là-bas. En fin de saison, une place de chef de partie dans un hôtel de la Canadian Pacific Railway me fut proposée à Winnipeg, Manitoba. J’acceptai l’offre sans autre : Cette offre me permettait de voir du pays en voyageant gratuitement. Et c’est ainsi qu’au début d’octobre, je me retrouvai au centre du pays, au centre d’une morne plaine.

A Digby, le chef de cuisine était un jeune Canadien, formé par la force des circonstances à Bâle, en Suisse. Ce serait en fait le seul chef de cuisine canadien ou américain que j’aie jamais rencontré dans un hôtel ou dans un club ou restaurant, au cours des six ans et demi que j’ai vécu en Amérique du Nord. Dans tous ces établissements où j’ai travaillé, le chef et toute la brigade de cuisine étaient suisses, allemands, hollandais ou français. Au boulot, la langue de travail était le schwyzerdütsch, l’allemand ou peut-être le français. L’anglais, c’était pour le personnel auxiliaire en cuisine, le personnel et la direction de l’établissement ou pour se commander une bière en ville. Et ainsi, l’ambiance, la mentalité de l’équipe était tout à fait comparable à l’ambiance que j’avais juste quittée pour venir ici.

Le fait est et demeure qu’en Amérique du Nord, la formation professionnelle, l’apprentissage tel que nous le connaissons ici, n’existent pas. Une jeune personne est formée pour faire un boulot déterminé dans un endroit déterminé, sans vue d’ensemble de la profession. Un peu comme si l’on enseignait à un jeune de faire une mayonnaise et peut-être d’y ajouter un peu de persil hâché. Mais sans lui enseigner à faire une sauce à salade ou une vinaigrette. Un jeune mécanicien sur automobile est formé à contrôler la boîte à vitesse d’une voiture de marque déterminée, par exemple. Sans plus, point-à-la-ligne.

Une fois, au cours d’une discussion avec un Américain sur ce sujet, j’ai tenté d’expliquer notre système d’apprentissage. L’Américain s’est montré horrifié : Mais comment peut-on exploiter de cette manière toute cette jeunesse, en lui versant un salaire dérisoire pour effectuer des travaux de plus en plus complexes, en la tenant en servitude durant trois ans au moins par le biais d’un contrat de travail ?

Et c’est ainsi que la société est constituée en Amérique du Nord : Ou bien un jeunet a les qualifications et les moyens matériels de faire des études, ou bien il demeure toute sa vie un manœuvre sans formation particulière, membre d’un prolétariat malléable, parce que doté d’un horizon social extrêmement limité.

En visionnant un film 8mm qui relate toutes les pérégrinations de ma jeunesse, j’ai retrouvé des séquences tournées lorsque l’équipe de cuisine a dignement célébré le 1er Août, notre fête nationale. Bien sûr que tous les Canadiens de l’établissement étaient invités. On a bien rigolé et quelque temps plus tard, les Canadiens ont eux aussi organisé une soirée avec une belle ambiance. En somme, l’atmosphère dans l’établissement était agréable et le demeura jusqu’à la fin de la saison.

D'ailleurs, en fin de saison, nous eûmes l’honneur d’héberger la Princesse Margareth, sœur de la reine d’Angleterre Elisabeth II, durant quelques jours.

Je me retrouvai à Winnipeg à la fin d’octobre 1958. D’emblée, ni la ville, ni l’hôtel ne furent de mon goût. Il n’y avait vraiment rien de spécial là-bas. Je me mis donc en quête d’un emploi plus intéressant. Et je pensai avoir trouvé mon bonheur dans une localité située à une bonne centaine de kilomètres à l’Ouest de Winnipeg, à Dauphin, Manitoba. Un restaurateur avait juste ouvert un nouveau restaurant et cherchait du personnel de cuisine. Et pourquoi pas ?

Dauphin est une petite localité située au Nord-Ouest de Winnipeg, non loin de la frontière du Saskatchewan. C’est vraiment l’Ouest lointain, la campagne. Je trouvai une chambre chez un couple de retraités, Monsieur et Madame Douglas.

Instantanément, je fus reçu et traité comme un fils de la maison. Ces gens avaient un fils travaillant dans une organisation internationale à Genève. De ce fait, ils s’intéressaient réellement à ce qui se passait de par le vaste monde et étaient vraiment informés et critiques. A Noël, je fus invité à partager leur repas, fournis volontiers ma part avec une bonne bouteille de champagne. Durant mon séjour en Amérique de Nord, j’ai rencontré beaucoup de braves gens, mais je garde un souvenir particulier de cette famille.

Les affaires dans le restaurant ne se développèrent pas comme elles auraient dû. A la fin de décembre, le patron m’appela au bureau et m’informa qu’à son grand regret, il ne pouvait pas me garder. Il ne me restait plus qu’à plier bagage et à la fin du mois de décembre, je me retrouvai à la station des bus à Edmonton, Province d’Alberta. La température était bien au-dessous de zéro, il était environ midi.

A trois heures de l’après-midi, le chinook soufflait en tempête et la température était de trente degrés en dessous de zéro. Je n’avais évidemment pas prévu la chose et ne m’étais pas vêtu en conséquence pour aller me balader dans les rues. Je rentrai à l’hôtel totalement frigorifié et décidai de fuir cet endroit glacial. Et c’est ainsi que le lendemain déjà, je me retrouvais à Calgary, où je trouvai immédiatement un emploi au Calgary Petroleum Club. Je resterai là-bas durant près d’une année, en tant que chef de partie dans le garde-manger.

Le printemps revint, la nature reverdit. J’avais trouvé moyen de m’acheter une petite VW. Un copain de travail m’avait appris à conduire. Je ne sais pas comment vont les choses maintenant, mais à l’époque, l’école de conduite n’était nullement obligatoire : On s’instruisait entre copains ou dans le cadre de la famille. Et pourtant, l’examen de conduite en vue de l’obtention du permis était en tous points aussi strict qu’en Suisse. Le permis était valable durant quelques années et devait être renouvelé périodiquement. Il devait être renouvelé également en cas de changement de Province au Canada ou d’Etat aux Etats-Unis. Et chaque fois, l’examen de conduite n’était nullement une formalité.

J’ai passé en tout cinq examens de conduite au cours de mon séjour en Amérique du Nord : Le premier, en Alberta, le second en Colombie Britannique, le troisième dans l’Etat de Washington, le quatrième en Californie le cinquième au Texas. Chaque fois, je l’ai passé du premier coup, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. La sixième fois, c’était à Neuchâtel en Suisse et je l’ai raté.

L’acquisition d’une voiture donnait évidemment une nouvelle dimension à l’existence. Dorénavant, il était possible d’aller faire des tours assez étendus dans la campagne, mais aussi de mieux explorer une ville aussi étendue que Calgary. Et c’est ainsi qu’aux confins de la ville, je découvris un parc fantastique où des animaux d’un autre âge se prélassaient dans la verdure : des dinosaures de toutes tailles, des tortues gigantesques, fidèlement reproduites, attendaient le visiteur fasciné. Et puis, pourquoi ne pas pousser jusqu’à Banff, au milieu du parc naturel du même nom ? En vérité, en compagnie de copains de travail il nous arrivait de filer jusque là-bas après neuf heures le soir, juste pour une tasse de café, avant de rentrer vers quatre heures du matin : le trajet aller et retour ne faisait jamais que 250 kilomètres…

En juin ou en juillet, je ne me souviens plus de la date exacte, avait lieu chaque année le grand rodéo et stampéde de l’association des ranchers. Les ranchers sont des éleveurs de bétail, alors que les agriculteurs cultivent le sol. Cette distinction n’existe pas en Europe, que je sache, mais en Amérique du Nord, on connaît la différence. C’était un défilé impressionnant, avec des centaines de chevaux, une délégation importante de la Police Royale Montée Canadienne RCMP, toute une population d’Indiens, des chariots comme dans le bon vieux temps, du bétail. Juste en dehors de la ville, se déroulaient les rodéos au cours desquels des hommes téméraires tentaient de conserver durant un court laps de temps la maîtrise d’un cheval sauvage.

L’ambiance au Petroleum Club était bonne. Il n’y a en définitive rien de particulier à signaler. Le chef était suisse, de même que la majeure partie des cuistots. A part cela, quoi de neuf. Le salaire se montait à quelque 260 dollars par mois. C’était dans les normes. Mais malgré tout à peine plus qu’en Suisse. De quoi garantir une existence décente à un célibataire, mais qui n’aurait pas suffi à un ménage.

Au début d’août, je partis pour Banff, pour assister aux journées indiennes. Une manifestation folklorique des populations autochtones, organisées par ce qui restait de ces populations presque complètement détruites par les conquérants européens. Ces Européens, est-il nécessaire de le rappeler, avaient failli crever de faim juste après leur débarquement sur la Côte Est, avaient eu la vie sauve grâce à l’assistance des autochtones. En guise de remerciement, les Européens, essentiellement des Anglais, avaient importé des virus mortels, tels que la tuberculose et surtout la variole, qui avaient causé d’effroyable dégâts parmi ces populations. Mais surtout, les envahisseurs avaient introduit une mentalité de violence envers ces populations pacifiques, qui vivaient sans guerres et en harmonie avec la nature. L’histoire de la conquête du Nouveau-Monde par les Européens a causé entre 50 et 80 millions de victimes entre l’Alaska et la Terre de Feu et peut être un motif de honte et de sympathie envers ces gens.

Bien, au printemps prochain, ma prochaine étape sera Banff et l’Hôtel Timberline. J’y resterai le temps d’une saison, après quoi le temps sera venu de passer la frontière des Etats-Unis. Une saison consacrée à la grimpette, à de longues balades en voiture et à pieds dans des paysages magnifiques. En fait, ce sont quatre parcs nationaux ou réserves naturelles qui sont situés juste à la frontière entre l’Alberta et la Colombie Britannique : Banff, Kootenay au Nord, Jasper et Waterton à l’Ouest et au Sud. Un territoire au total au moins aussi étendu que toute la Suisse. Là-bas, je ferai la connaissance d’une faune riche et peu farouche. Des daims, des chevreuils, des castors se baladent en toute liberté. Des ours descendent jusqu’à la porte extérieure de la cuisine, en quête d’une friandise, d’un reste de viande. Que l’on se fait un plaisir de donner personnellement, sans craindre une attaque intempestive.

Un collègue de travail s’en fut un jour se baigner dans une rivière toute proche de l’hôtel. Après le bain, il s’endormit sur la rive et se réveilla seulement lorsqu’un ours vint renifler dans ses affaires. Affolé, il s’enfuit en caleçon de bain jusqu’à l’hôtel, Mais il ne fut nullement poursuivi, le nounours était juste un peu curieux. Moins sympathique fut cette fois que le personnel de service, ayant tard le soir mis la table pour le petit déjeuner dans la salle à manger, avec toute la garniture nécessaire, à savoir le beurre, la confiture, le sucre, les petits pains et autres détails, oublia de fermer la porte extérieure. Et les nounours débarquèrent au milieu de la nuit et se régalèrent …..

Automne 1959. La saison touristique était terminée à Banff. La saison de ski commencerait bientôt dans la réserve naturelle, mais à Lake Louise à quelque cinquante kilomètres à l’Ouest de Banff, quasiment sur la frontière de la Colombie Britannique. Je me résolus de me déplacer à Vancouver, grande ville portuaire à une courte distance seulement de la frontière américaine et de Seattle. Je trouvai sans autre un emploi dans un hôtel dont à ce jour j’ai oublié le nom. Mais ma préoccupation était en fait de trouver un emploi aux Etats-Unis, étant donné que le délai d’attente de trois ans à observer depuis mes premières démarches en Suisse arrivait à son terme. C’est pourquoi, au printemps de 1960, je me mis en route pour Seattle afin de chercher un emploi stable, condition essentielle à l’obtention de la carte verte d’immigrant.

A Vancouver, j’avais trouvé une chambre dans une maison confortable dont la propriétaire me regarda d’abord avec suspicion en me demandant si j’étais un Allemand. Car il semble bien en fait que je parle anglais avec un léger accent germanique et non français, comme on pourrait l’imaginer. Je lui affirmai que ma nationalité était suisse et ma langue maternelle le français. Elle se montra fort soulagée et m’affirma que jamais, au grand jamais, elle ne louerait une chambre à un Allemand, étant donné qu’elle était juive. « Après tout ce que ces brutes ont fait à mon peuple… ». J’aurais pu lui répondre que chaque nation, chaque race, chaque religion, chaque couche sociale fournit son monde, mais en fin de compte, ce qui importait sur le moment était d’avoir un endroit pour dormir. J’acceptai la chambre et fus cordialement reçu par la famille, durant tout mon séjour à Vancouver.

Il y avait là une fille de 17 ans, fort sympathique et qui fréquentait le lycée pour sa dernière année scolaire. Il m’intéressait de voir ce qu’elle étudiait : elle me déclara qu’elle étudiait l’espagnol et je voulus voir quels progrès elle avait réalisé. Il se trouva en fait qu’elle en était en espagnol au même niveau que moi lorsque j’étudiais à l’âge de treize ans l’allemand à la prim’sup’ à Baulmes. De même, pour autant que j’aie pu m’en rendre compte, les mathématiques, le calcul, se retrouvaient sur le même niveau. Je me suis laissé dire à l’époque que le niveau d’instruction publique au Canada était passablement supérieur au niveau des Etats-Unis. Les écoles privées sont probablement d’un niveau sensiblement équivalent au niveau suisse, mais apparemment elles coûtent le lard du chat.

En date du 16 juin 1960, j’obtins du Consulat général des Etats-Unis à Vancouver un visa de touriste me donnant droit de pénétrer sur le territoire des Etats-Unis. La date est conservée dans mon passeport de l’époque. J’attendais ce document depuis pas mal de temps. Le jour suivant sans doute, je sautai dans ma voiture et me rendis aussi sec à Seattle. Je ne connaissais personne là-bas bien sûr, mais je pouvais toujours tenter ma chance dans un établissement ou dans l’autre. Ma première tentative fut pour le plus grand hôtel de la ville, situé en plein centre, doté d’une brigade de cuisine imposante, bien entendu dirigé par un chef suisse. Tous les postes en cuisine requérant une qualification professionnelle évidemment tenus par des Suisses, des Allemands et des Hollandais. Salaire mensuel : U.S. 400 $, soit au moins 100 dollars de plus qu’au Canada. Contrat de durée illimitée. Nanti de ce document, je rentrai à Vancouver et en date de 12 juillet 1960, j’étais en possession de la « Green Card », de la carte d’identité pour immigrant aux Etats-Unis. Je l’ai conservée à ce jour, en souvenir de ma jeunesse.

Bien, il ne me restait donc plus qu’à prendre congé de la famille qui m’avait cordialement reçu, et à plier bagage. Je ne conserve guère de souvenirs de Vancouver. Bien sûr, c’est une belle ville, située dans un paysage grandiose, avec de beaux parcs, Stanley Park au bord de l’eau, Queen Elizabeth Park à l’intérieur. Bien sûr, j’ai fait de belles balades en voiture, au Nord le long du Détroit de Géorgie jusqu’à Squamish, mais je n’ai pas trouvé un emploi stable, était-ce ma faute puisque je me concentrais tellement à passer la frontière ? Quoi qu’il en soit, à fin juillet 1960 déjà, je passai le frontière pour m’établir à Seattle.

Je trouvai d’emblée une piaule convenable. Et commençai à travailler au garde-manger de la cuisine principale. L’établissement était en réalité une entité impressionnante. Le personnel en cuisine seulement était de 40 employés et employées au moins. En fait, il serait plus approprié de parler des cuisines : en plus de la cuisine principale se trouvaient également des petites cuisines auxiliaires desservant les salles à manger. C’était la tâche du garde-manger de préparer la viande pour ces cuisines, mais également pour les nombreux grands et petits banquets servis dans les différentes salles. De plus, de dresser les plats froids, de viande et de hors d’œuvre, de préparer les nombreuses salades. Un boulot varié donc, passablement exigeant, effectué sous les ordres d’un chef de partie allemand, consciencieux et bienveillant.

Très vite, je trouvai de bons contacts avec les cuistots et le chef. Nous formions une communauté somme toute assez fermée. Les rapports avec le personnel américain étaient certainement corrects, mais le fait était que nous n’avions rien en commun, nous n’avions rien à nous dire, nous n’étions pas du même monde.

Le chef saucier du matin, Ueli Schlunegger, quitta bientôt sa place pour reprendre la direction de la cuisine d’un club. C’était un chic type, un excellent cuisinier, marié à une Suissesse et père de deux petits garçons. Un mordu du Nouveau Monde, qui voyait son avenir exclusivement en Amérique. Le club où il avait cherché son bonheur comptait parmi ses membres de nombreux nantis de la finance et de l’industrie. Il me demanda si je voulais aller l’aider à faire son travail durant mon temps libre. J’acceptai bien volontiers.

Ueli était également un mordu de la caméra 8 millimètres. Moi de même. Je tenais cette passion de mon frère aîné, André, qui occupait une place à l’usine Paillard à Sainte Croix. Cette usine fabriquait à l’époque la caméra de film Bolex H 16 pour pellicules de 16 millimètres, mais aussi H8 pour 8 millimètres. La H16 et la H8 étaient identiques en apparence, c’étaient des pièces massives et aussi coûteuses, qui produisaient des films d’excellente qualité. Je ne manquai pas, dès que mes finances le rendit possible, d’en acheter une. Prendre des vues, ce n’est point trop compliqué, ce qui est et demeure un défi, c’est le titrage et le montage et plus tard, grâce aux développements de la technique, la sonorisation du film. Ma première caméra fut également une Bolex, mais de bien plus petit calibre. Mon salaire à Seattle me permettait cette dépense relativement lourde. Ueli fit de même. Et alors, dans notre temps libre, nous allions tous ensemble, Ueli et sa famille et moi-même, jusque dans le parc national de Mount Rainier, crapahuter et tirer des vues du merveilleux paysage et du gibier.

Tout au long de mon existence d’adulte, j’ai filmé le monde dans lequel je me trouve. J’ai suivi les développements de la technique, bien sûr. La caméra mécanique est dépassée, la vidéo a pris sa place. Mais les souvenirs restent vivants.

Pujet Sound, Olympic National Park, Mount Rainier, des paysages qui me rappelaient la Suisse : des forêts, des glaciers, des lacs, des torrents sauvages, de vertes prairies, mais aussi dans les localités voisines des rodéos, des cowboys intrépides et parfois téméraires poursuivant le bétail dans les arènes et se livrant quelquefois à des acrobaties. Tout cela a été filmé. Avec le temps, les films se dégradent, les couleurs se fadent, mais les souvenirs restent entiers.

Parmi le personnel de cuisine se trouvait un Noir, Jimmy, un cuisinier dans l’une des cuisines annexes. Avec le temps, nous fîmes connaissance et devinrent même de bons copains. Il me raconta comment il avait appris ce qu’il savait du métier sous l’égide d’un chef suisse, à Chicago. Il était travailleur et consciencieux, un collègue apprécié de tous. Il m’informa qu’il avait épousé une Saint-Galloise à Chicago, avant de venir ici à Seattle. Et il m’invita à venir chez lui pour boire un verre. J’acceptai bien volontiers l’invitation.

Je me rendis donc chez lui, son domicile se trouvait bien sûr dans un quartier réservé aux gens de couleur. Cette ségrégation, impensable en Suisse, était rigoureusement appliquée. A ce jour, cette notion dépasse mon entendement. Le quartier où j’habite en ce moment à Bienne est très agréable et est occupé par des Suisses de souche – à part cela quoi de neuf ? – des Arabes, des Africains de souche, des étrangers de toute l’Europe et tout ce petit monde s’arrange sans aucun problème. Et cela s’accorde tout à fait avec ma mentalité.

La conversation en vint très vite au problème de la ségrégation raciale tout à travers le pays. Greta, l’épouse de Jimmy, me fit part de sa solitude dans ce pays : rejetée par les Noirs puisqu’elle était une Blanche et rejetée par les Blanc parce qu’elle avait épousé un Noir. Elle aimait son mari, son mari était un brave homme travailleur et intelligent. La seule solution viable, à mon sens, était pour le couple d’émigrer en Suisse. Cela impliquait évidemment pour Jimmy d’apprendre la langue du pays, le schwytzerdütsch dans le cas particulier. Mais sur le moment, tout me semblait préférable à ce mode de vie désespérant.

La Guerre de Sécession entre les Etats esclavagistes du Sud et le Nord égalitaire était alors vieille de près d’un siècle. Comment pouvait-on encore traîner de telles rancunes, de tels préjudices ?

Avec le temps, Jimmy se trouva un emploi mieux payé à bord d’un navire de croisière. Je le perdis de vue, mais cette rencontre est restée gravée dans ma mémoire.

Vers la fin de l’été 1961, le Président des Etats-Unis, John Fitzgerald Kennedy, vint passer un jour ou deux à l’Hôtel Olympic à Seattle. Ce fut l’occasion d’un banquet grandiose de quelque 3000 personnes. A la fin du banquet, je tentai de me glisser dans la salle avec ma caméra en vue d’immortaliser l’événement. En vain, les services de sécurité étaient intraitables, même des employés de l’hôtel reconnus comme tels ne pouvaient entrer. Bien, je tenais tout de même à prendre quelques vues du grand homme. Et juste au-dessus de l’entrée principale, à côté de la cuisine au premier étage, se trouvait un petit local ouvert avec une fenêtre donnant sur la rue. Lorsque le temps des adieux furent venus, je me glissai dans le local avec ma caméra, ouvris la fenêtre et attendis.

J’attendis longtemps. Et finis par m’en fatiguer et grimpai sur le bord de la fenêtre et m’assis, les pieds pendus à l’extérieur de la fenêtre, tenant ma grosse caméra sur mes genoux. La rue était noire de monde, il y avait des flics partout. Ce que j’avais fait était réellement insensé : à supposer que j’attrape un malaise ou que la caméra me glisse des mains, les conséquences pouvaient être effroyables. Et le Président pouvait sortir à n’importe quel moment. Or, personne ne réagit. Après quelques minutes, le Président sortit de l’hôtel dans sa magnifique auto décapotable et je pus prendre toutes les vues que je voulais du Président assis à côté de Jackie, son épouse et saluant la foule enthousiaste. Je rentrai tranquillement dans la cuisine, j’entendis le chef grommeler des menaces de licenciement à cause de désertion. Rien ne se passa, réellement. Mais deux ans plus tard, JFK fut assassiné à Dallas. Et la question de sa réelle sécurité se pose après un tel incident.

Voici encore quelques impressions de l'époque trouvé sur l'internet:

https://www.fairmontolympic.com/about-us/history/

https://www.historichotels.org/us/hotels-resorts/fairmont-olympic-hotel/history.php

https://www.kiro7.com/news/report-the-night-prostitutes-came-to-jfks-suite-at-seattles-olympic-hotel/731448613/

L’été passa. Je commençais à en avoir marre de mon travail. Il est vrai que j’avais été déplacé du garde-manger à la sauce, période du soir. Dans de tels établissements, le système de « l’heure de chambre » qui donne à l’employé un repos de deux ou trois heures dans l’après-midi avant de reprendre le travail vers cinq heures du soir n’existe pas. Il se trouve alors deux employés pour un poste de travail : un pour le matin, jusque vers deux heures et un de deux heures jusqu’à dix heures, jusqu’à la fin du service. Mais je voulais aller plus loin, voir le monde. Et l’opportunité se présenta : un collègue américain me dit que le capitaine d’un bateau-usine qui servait de base à des bateaux de pêche aux crabes dans les Iles Aléoutiennes, en Alaska, cherchait un cuistot pour la saison d’hiver, au port de Seattle. Je me rendis au port, déposai ma candidature, qui fut acceptée de suite et ainsi, au début d’octobre, je m’embarquai sur ce bateau, destination quasiment le bout du monde.

J’ai tourné un film sur l’expédition. Les premières séquences montrent les adieux de mon chef à sa famille, le premier rassemblement des membres de l’équipage pour ce qui devait être une équipée de plusieurs mois. La vitesse de croisière le long de la côte de la Colombie Britannique. Le déchargement de biens d’équipement et de consommation dans des points de ravitaillement le long des Iles Aléoutiennes. Avant d’arriver à la destination finale, une île parmi tant d’autres, en attendant les bateaux de pêche qui amèneraient le crabe capturé, qui serait démantelé, cuit, empaqueté et congelé sur le bateau-usine.

Il n’est peut-être pas sans intérêt de localiser ces îles : une longue succession d’îles de plus en plus petites, partant du Sud de l’Alaska jusqu’au Kamtschatka en Sibérie. Au Sud l’immensité de l’Océan Pacifique, avec son courant du Sud amenant de l’eau et de l’air tièdes. Au Nord, la Mer de Behring avec la proximité du Pôle Nord et son climat glacé. Cette rencontre rendait le temps instable. Ces îles ont été habitées depuis au moins 10.000 ans. Les habitants de ces îles et de la Sibérie du Nord sont probablement les premiers humains ayant franchi le Détroit de Behring et ayant peuplé l’Alaska, puis l’Amérique du Nord et du Sud. Au cours des siècles, Les Russes, ayant conquis la Sibérie, étendirent leur domination jusqu’en Alaska. Ce n’est qu’en 1867 que les Américains rachetèrent pour une somme dérisoire l’Alaska et les îles Aléoutiennes. Quelques années plus tard, ces territoires devinrent un Etat de plein droit, membre des Etats-Unis.

L’équipage du bateau se composait d’un capitaine en charge de la conduite du bateau en même temps que le second à bord, d’un mécanicien en charge de toute la mécanique, non seulement du moteur du bateau, mais également de toues les installations de traitement du crabe, donc cuisson, congélation et paquetage, d’un cuistot et de son assistant, ainsi que d’une vingtaine d’ouvriers. Arrivés à destination, notre mission était de recueillir les prises des bateaux de pêche, de les travailler, de les tenir en réserve et de les ramener à Seattle. La mission s’étendait sur trois mois et demi, soit pratiquement tout l’hiver. Durant tout ce temps, il n’y aurait pas de jours de congé ou de loisirs, le salaire ne serait payé qu’une seule fois, au retour à Seattle.

Mon propre salaire se montait à 650 dollars par mois, nourri et logé, ce qui me ferait un décent pactole le printemps prochain. J’ai toujours rêvé de me mettre à mon compte. Et je me rendais compte de plus en plus que mon avenir n’était pas dans le Nouveau Monde. La différence de mentalité est trop grande et de plus, je ne voyais pas d’avenir dans ce pays.

Soixante ans ont passé depuis ces événements et si l’on se réfère aux dernières nouvelles en provenance de ce pays, force est de constater que cette prévision n’était guère déplacée…

Je fis la connaissance de l’équipage : des braves gars encore jeunes, polis, corrects. Ils seraient répartis au dépeçage des crabes, à la cuisson, à la congélation. Il y aurait deux équipes, une du matin et une du soir. Ainsi, le système fonctionnerait seize heures par jour. Pour ce qui est de la cuisine, il fallait assumer le petit déjeuner tôt le matin pour une dizaine de gars puis un peu plus tard pour l’autre dizaine de gars, le repas de midi pour tout le monde, puis vers 3 heures le souper pour l’équipe sortante et vers 7 heures pour l’équipe tardive. Le nombre de repas n’était guère impressionnant, mais le fait est que nous étions continuellement sur la brèche,

Trois ou quatre chalutiers de pêche nous fournissaient la prise du jour. Ils sortaient par tous les temps. Chaque chalutier occupait quatre ou cinq pêcheurs, mais ils se ravitaillaient eux- même, nous n’avions pas à les nourrir.

C’était en somme un boulot fort simple, totalement différent du boulot dans les boîtes branchées dans lesquelles j’avais travaillé jusque-là. Le sujet était totalement différent, le salaire aussi. Après quelques semaines, je demandai au chef si je pouvais m’absenter durant un après-midi pour prendre des vues sur l’un des bateaux de pêche. Il acquiesça. Il me laissa une autre fois un après-midi pour que je puisse aller à terre faire une belle balade dans la nature sauvage. Il n’était certainement pas un mauvais bougre, le reste de tout l’équipage ainsi que les pêcheurs étaient également des braves gens. Mais je n’ai décelé nulle part le moindre intérêt pour le monde, ou même pour les événements dans le pays. Ces gens vivaient au jour le jour, sans formation professionnelle, sans ambition autre que de gagner de quoi vivre. Un employé en Europe qui quitte son emploi obtient sans autre un certificat de travail muni la plupart du temps d’un commentaire concernant son travail et sa conduite. Ainsi se forme un curriculum vitae, la base d’une carrière dans un champ d’activité. Rien de tout cela n’existe en Amérique du Nord, à ma connaissance.

L’expédition prit fin vers la fin mars 1962.

Une exposition universelle s’ouvrirait bientôt à Seattle. Quelqu’un me proposa un poste de chef de cuisine dans un restaurant fort actif au centre de la ville. J’acceptai l’offre. Ce n’était pas ma meilleure idée.

Les propriétaires du restaurant s’enorgueillissaient de tenir la carte des mets la plus longue du monde. Mais il était clair pour toute personne tant soit peu au courant de la restauration que cette politique ne pouvait être pratiquée, en premier lieu à cause de la dimension de la cuisine et de ses installations, ensuite à cause de l’énorme gaspillage dû aux mets invendus. Il fallait réformer tout cela.

Et c’est ainsi que je me mis à repenser toute la carte en supprimant au moins les deux tiers des mets offerts. Un principe que j’ai toujours pratiqué dans les restaurants dont j’ai repris la conduite plus tard en Suisse est de tenir une carte permanente contenant un minimum de mets indispensables, et en plus une carte périodique proposant des mets de saison : de la chasse en automne, des asperges au printemps, par exemple. Mais les tenanciers s’opposèrent farouchement à toute réforme et je me résignai à quitter les lieux sans faire d’histoires.

Ueli avait lui aussi quitté son club pour occuper une place de sous-chef de cuisine à l’Hôtel Rice, à Houston, Texas. Nous étions restés en contact. L’idée de rentrer au pays s’imposait de plus en plus en moi. Je gagnais bien ma vie, mon anglais était depuis longtemps déjà devenu tout à fait passable. Le contact avec mon entourage était sans grands conflits, mais je pouvais de moins en moins concevoir de finir ma vie dans ce pays. Je ne pouvais m’imaginer être marié, avoir des enfants et les envoyer à l’école publique. Et les envoyer dans une école privée en vue d’acquérir le savoir qui m’avait été dispensé à la prim’ sup. de Baulmes aurait dépassé mes possibilités financières. Ensuite de quoi la possibilité d’apprendre un métier n’existait pas et n’existe pas à ce jour en Amérique du Nord, à ma connaissance.

Le pays était, et demeure encore maintenant, empêtré dans des guerres interminables qui semblent en fait n’intéresser personne dans ce pays et qui coûtent des sommes invraisemblables. J’ai rencontré en son temps pas mal de jeunes hommes qui m’ont raconté ce qu’ils avaient vécu durant leur service en Corée ou au Vietnam, comment ils avaient vu les ruines et les morts des civils, toutes les abominations de la guerre. Mais pas un seul d’entre eux aurait pu me dire le sens et le but de ce conflit. Une telle mentalité me dépassait et me dépasse encore à ce jour.

Et c’est ainsi que par une belle journée de printemps 1963, je fis mes valises et montai dans ma VW. Le but final était bien sûr New York, mais je voulais encore voir du pays avant de quitter. Ma première direction fut l’Est, direction Idaho, à travers une scène grandiose juste au Nord du Mount Rainier. Le soir encore, je me retrouvai dans l’Etat d’Idaho, où je passai la nuit. Le jour suivant, j’étais déjà dans le Wyoming, dans le parc national de Yosemite, en train d’admirer les geysers qui surgissaient du sol, la faune qui se promenait librement et sans crainte aucune, les touristes qui nourrissaient à la main les daims et les chevreuils. Cette occupation n’était pas sans danger : il arrivait fréquemment qu’un daim se dresse sur ses pattes de derrière et réclame ce qu’il estimait être son dû avec ses pattes de devant. Et le touriste trop sympa risquait alors certainement de se faire étriper. J’ai moi-même nourri des nounours à la main, à Banff, mais ils étaient tout juste sorti de l’hibernation et n’étaient sans doute point encore tout à fait réveillés…

En route pour San Francisco. De nouveau à travers des forêts de séquoias splendides avec des arbres millénaires. Je me souviens de l’un d’entre eux, si colossalement gros que l’on avait percé un tunnel à sa base, suffisamment large pour qu’une voiture de tourisme puisse le traverser. Arrivée à la ville, au bord du Pacifique. Je pensai bien faire de me procurer un petit boulot de quelques semaines, ce qui me permettrait de vraiment faire connaissance avec la ville et ses environs. Et je fis connaissance avec le pont du Golden Gate au crépuscule, avec l’île d’Alcatraz et son infâme prison, qui venait tout juste d’être désaffectée. Avec de merveilleux jardins publics, le Quartier Chinois, les transports publics, que sais-je…. San Francisco m’a laissé un merveilleux souvenir, mais il était temps de continuer ma route. Ueli avait déménagé à Houston, Texas, où il occupait un poste de sous-chef dans une grande brigade et m’avait proposé un boulot. Et c’est ainsi que je repris la route en cet été 1963, direction Las Vegas, Vallée de la Mort, Arizona, avant de parvenir au Texas.

Le voyage vers Las Vegas se passa sans histoires. En un seul jour, je parvins dans cette ville. Las Vegas, anciennement un relai de voyage pour les émigrants venus de l’Est pour tenter leur chance en Californie, présentement capitale du jeu d’argent aux Etats-Unis et peut-être même bien plus loin. Le spectacle est fascinant aussi le soir, ainsi dans le centre, les réclames en néon pour 23 millions de dollars sur une longueur de 50 mètres. Les casinos marchaient 24 heures par jours, 7 jours sur 7. L’unique dérogation à cette règle fut, à ma connaissance, la mort de John Fitzgerald Kennedy en le 22 novembre 1963 à Dallas.

Puis vint le Painted Desert, la ville frontière d’El Paso, dont la moitié se trouve au Mexique, San Antonio de Bexar, lieu d’une terrible bataille entre Américains et Mexicains et finalement, Houston, Texas.

Le Texas est un Etat américain depuis 1845. Le pays est désespérément plat, le climat est froid et humide en hiver et chaud et humide en été, dur à supporter. On y trouve des champs de coton et les tours de forage des installations pétrolifères ont remplacé la cime des arbres de forêts disparues. Il est fort possible que le climat et le paysage aient une influence sur la population, en général assez encline à recourir à la manière forte pour régler ses problèmes. Un soir, je me commandai une bière dans un bar de la ville et mon voisin de comptoir me demanda :

  • D’où venez vous ? Et je répondis :

  • De San Francisco. Et il me dit :

  • Non, je voulais savoir : De quel endroit, originairement ? Et je répondis :

  • Je viens de Suisse. Et il me regarda avec des grands yeux stupéfaits et admiratifs avant de balbutier :

  • De SUISSE !! La Suisse, c’est ce pays où tous les hommes ont un fusil et de la munition à la maison ? Bienvenue au Texas, mon gars, ici aussi, c’est un pays formidable, bon ce serait encore mieux s’il n’y avait pas partout ces salauds de nègres !

 

Ce n’était pas exactement ma mentalité, et pas non plus à ce jour, mais j’avais trouvé une chambre dans une villa occupée par trois dames d’un certain âge, qui m’avaient cordialement reçu et avec qui je passais de bons moments dans leur salon, devant une tasse de café. Une fois, en somme assez vite, le sujet de conversation tourna autour du problème racial. Ces braves dames déploraient la présence des Noirs dans ce beau pays. Je pensai bien de raconter l’histoire de Jimmy, ce Noir américain qui avait épousé une Suissesse blanche. Ces dames me regardèrent avec une stupéfaction mêlée de consternation : Comment, oh ! comment une femme venant d’un pays aussi intelligent, aussi civilisé, aussi cultivé que la SUISSE pouvait-elle avoir épousé un nègre ? Impensable, inimaginable !!

Soixante ans sont passés depuis ces événements. Pour autant que je sache, la mentalité de la population n’a que très peu changé depuis. La société américaine dans son ensemble n’évolue guère, avec ou sans Barack et Michelle Obama.

Je suis resté dix mois à l’Hôtel Rice à Houston. Au printemps 1964, je finis par plier bagage en direction de New York. La VW prenait de l’âge et des kilomètres, j’espérais arriver à New York où devait se tenir durant l’été 1964 une exposition universelle regroupant pas mal de pays. Trouver un boulot bien payé n’avait jamais été un problème tout au long de ce périple. Le trajet prévu passait par la Nouvelle-Orléans, puis remontait le Mississipi, à travers la Virginie, passait par Washington, avant d’arriver au but. Washington n’est pas situé dans un Etat, mais bien sur un territoire fédéral. Bien sûr, je me suis arrêté, j’ai contemplé le tombeau d’Abraham Lincoln ainsi que de John F. Kennedy, ai admiré la Maison Blanche et le siège du gouvernement fédéral, avant d’arriver à Manhattan. Il y avait du boulot pour moi dans la cuisine de l’hôtel Plaza, une boîte chic dans le voisinage immédiat de Central Park, le poumon vert de la ville.

Le travail était bien payé, il faut dire aussi qu’à l’époque, le dollar valait CHF 4.30. Un salaire de 600 dollars tournait autour de 2'600 francs, le double de ce que j’aurais obtenu en Suisse. Ma sœur Lucette avait repris le bistrot familial après le décès de mon père en 1962 et m’avait fait part de ses problèmes financiers. Je pouvais envisager de rester un moment à Peney lors de mon retour au pays, histoire de reprendre pied. C’est pourquoi je lui fis parvenir une décente somme en attendant.

Il me restait à côté de mon boulot suffisamment de temps libre pour visiter la ville et ses environs. Et c’est ainsi que très tôt, je me retrouvai sur le Cinquième Avenue, devant le Rockefeller Center et sa splendide terrasse, rendis visite au siège de l’ONU non loin de là. Il y avait là des contributions de beaucoup de pays membres, par exemple une horloge perpétuelle, d’autres contributions et je pus prendre des vues de la salle du Conseil de Sécurité.

Et puis, il y avait Greenwich Village en bas de la ville, avec ses fiacres pour touristes et ses expositions de peintures en plein air, expositions réalisées par des peintres du dimanche, dont beaucoup n’étaient nullement dépourvus de talent. Des enfants à la baignade dans des fontaines publiques, des bistrots bien fréquentés avec de belles terrasses.

Au Nord de Central Park se trouvait Harlem, le quartier des Noirs. Je suis retourné là-bas quelquefois pour aller boire une bière dans un bar. Je ne me suis jamais senti inquiété du fait de ma peau, j’ai pu filmer tout ce qui me plaisait. Quelques semaines avant mon arrivée à New York, le quartier avait été secoué par de violentes émeutes raciales.

Le métro me conduisit également à Coney Island, au bord de la mer, un formidable champ de foire au bord d’une plage magnifique. Mais aussi à Bowery, un quartier misérable au sud de Manhattan, un repaire d’ivrognes et de va-nu-pieds vivant dans des taudis. Tout au Sud de la ville se retrouvent aussi des cimetières, et là encore se retrouve l’un des centres mondiaux de la Haulte Phynance, j’ai parlé bien sûr de Wall Street.

J’y suis allé dans le courant de la semaine et ai trouvé une rue grouillant d’activité, avec tous ces bureaux de change ouverts, ces banques et lieux de réunion. Et aussi des prédicateurs prêchant la Bonne Nouvelle, incitant les passants à accepter le message du Seigneur.

L’Exposition Universelle allait ouvrir, j’étais curieux de la voir de près et c’est pourquoi je trouvai un poste de cuisinier au pavillon d’Indonésie. Je garderai ce poste jusqu’à mon retour au pays, à la fin de la saison.

Un grand nombre de pays avaient fait construire des pavillons. Il ne m’était bien sûr pas possible de les voir tous. Mais j’ai gardé un bon souvenir de ces dinosaures grandeur nature, reconstitués par une compagnie pétrolière. D’un orchestre antillais jouant le limbo et d’une danseuse se faufilant en dansant plusieurs fois sous une barre qui s’abaissait à chaque fois. Il semble que les planteurs et propriétaires d’esclaves dans les temps anciens accordaient la liberté à ces esclaves qui pouvaient passer sous la barre quasiment en rampant sur le dos. Et apparemment, beaucoup tentaient le coup puisqu’ils voulaient la liberté.

Pavillon General Motor au coucher du soleil. Jeux de lumière sur des fontaines d’eaux jaillissantes. Et retour en ville, à Time Square. Spectacles de danse et de ballet, jongleurs fantastiques avant un bon film. Une ballade à Central Park, avec ses fiacres et ses peintres du dimanche, ses promeneurs et promeneuses dans toute cette verdure.

A mon arrivée à New York, j’avais été contraint de constater que ma brave WV était au bout du rouleau. Je la vendis donc pour quelques dollars. Une voiture en ville de New York n’est pas actuellement nécessaire, étant donné que le réseau de métros recouvre toute la ville. Mais si l’on veut quitter la ville, il est impératif de se trouver un véhicule. Et c’est ainsi que vers la fin de la saison, je louai une bagnole pour aller faire un tour sur les rives de la rivière Hudson. Et ce tour m’amena à West Point, base militaire où sont formés les cadres de l’armée américaine.

Tout à fait par hasard, ce jour-là se déroulait une parade des cadets de l’armée et je pus admirer les défilés martiaux de ces jeunes militaires. Pour mémoire, c’est en ce lieu que Dwight Eisenhower, futur commandant en chef, puis Président des Etats-Unis, fut formé.

Le temps du retour était arrivé. Au cours de toutes ces années, mon bagage avait cru et au total pesait quelque 250 kilos : des armes, des cornes de vaches, des tableaux en plus des frusques. Il était exclu de prendre l’avion avec un tel bazar. L’emballer était déjà un sérieux problème. Mais les problèmes sont là pour être résolus et au début d’octobre 1964, je me retrouvai avec mes bagages à bord d’un bateau de ligne, direction la France.

Et c’est là la fin de mes aventures de jeunesse. La vie bien sûr continue, mais c’est une autre histoire…

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