Atelier 11a
Apprentissage
1950 - 1953
En date du 17 avril 1950, je commençai à travailler à l’Hôtel du Paon à Yverdon, en tant que garçon de cuisine. La date est attestée par le certificat de travail délivré par l’établissement au dernier jour de mon activité, le 7 janvier 1951.
D’emblée, je compris que j’avais pénétré dans un monde nouveau bien que familier, à moi qui avais lu pas mal de la littérature du 19e siècle : Les rapports entre tous les personnages présents étaient empreints d’une courtoisie formelle, le chef incontesté était évidemment Monsieur Auguste Fallet, « Monsieur » pour toute la compagnie.
Et il se trouvait « Madame », Madame Mère, la maman de Monsieur, donc. Mademoiselle Berthe, la gouvernante et puis Mademoiselle Anna, en charge de la salle à manger. Les deux femmes étaient sœurs, originaire de Muotathal dans le Canton de Schwyz. Monsieur Kübli était en charge de la cuisine. Quelques filles pour entretenir les chambres dans les étages. Sept employés en tout se retrouvaient trois fois par jour à table pour se restaurer.
J’avais droit à un jour de congé par semaine. Ma journée de travail commençait à 06h30, par le nettoyage de la salle à boire et de la salle à manger. Essentiellement du parquet, qu’il fallait débarrasser des taches d’eau en le frottant avec de la paille de fer. Il n’y avait pas de machines, la même procédure prenait place dans la grande salle des banquets, de l’autre côté de l’établissement. Puis le sol était ciré et peaufiné avec une toile sous un bloc de métal manœuvré au moyen d’un manche.
Après le déjeuner venait le moment de peler les patates, de nettoyer les légumes et la salade et de se coltiner le charbon déposé au rez-de-chaussée. L’établissement n’avait pas de cave et se trouvait en fait au premier étage du bâtiment. Au rez-de-chaussée se trouvaient la buanderie, un garage pour voitures, les caves à vin et à débarras ainsi que le chauffage au charbon.
A 11h00, le menu fretin se retrouvait autour de la table pour manger. Ni Monsieur, ni Madame Mère, ou Mademoiselle Berthe ou Monsieur Kübli ne partageaient notre repas. L’élite se restaurait au restaurant. On ne mélange pas les serviettes et les torchons, voyons.
Le service de midi était expédié par le chef et Monsieur. A moi le soin de nettoyer les poêles et les casseroles, puis bien sûr le fourneau, les tables de travail des cuistots et finalement le sol. Incidemment le garde-manger, une pièce à part contenant des frigorifiques et des réserves de nourriture.
Dans le courant de l’après-midi, je pouvais prendre une heure de pause, avant de reprendre le boulot jusqu’à 21h00 environ.
Le boulot comportait pas mal de variété malgré tout : deux fois par semaine, dans la matinée, je m’attelais à un petit char et suivait dévotement Monsieur durant sa tournée du marché, sur la place de la Gare et juste de l’autre côté de la route principale qui traverse encore à ce jour toute la ville. J’ai accompli cette tâche fidèlement durant tout mon séjour à l’hôtel, tout comme mes prédécesseurs, et ceux qui m’ont succédé, mais seul le nom d’Auguste Fallet a été retenu pour désigner cette promenade au centre de la ville d’Yverdon.
Les casseroles et les marmites, c’était toute une affaire. Ce matériel était en cuivre, à part ça quoi de neuf à cette époque, et le fourneau de cuisine chauffait au charbon. Ces instruments se chauffaient en principe directement sur le feu, qui produisait pas mal de suie, qu’il fallait ensuite nettoyer. Et pour effectuer ce travail, on avait recours à un mélange de sable fin, de farine et de vinaigre. Et on frottait les marmites à mains nues jusqu’à ce qu’elles brillent magnifiquement.
Une occupation qui apportait également pas mal de diversion, une fois par semaine, était le travail à la buanderie : Deux ou trois bonnes dames, toujours les mêmes, se retrouvaient pour le lavage du linge. Et le petit jeunet était là pour coltiner les corbeilles de linge fraîchement lavé jusque sur le toit, quatre étages plus haut. A fond la forme.
Je n’avais aucun contact d’aucune sorte avec la clientèle. Mais je peux bien m’imaginer que cette clientèle se recrutait essentiellement dans la bonne bourgeoisie de l’endroit. Le Rotary Club avait son siège dans l’établissement, Monsieur en était membre.
Les piaules du personnel – le terme décrivant des pièces minuscules, misérablement meublées et donnant toutes sur la cour intérieure – ne comportaient aucun lavabo, la seule installation sanitaire se composait d’une toilette et d’un lavabo à l’étage. Aucune douche ou bain, en été, on pouvait se baigner dans le lac. C’était sans doute mieux que rien. Mais la saison froide était malgré tout assez longue.
Monsieur occupait au deuxième étage un appartement assez confortable et juste devant sa porte d’entrée se trouvait la piaule de Mademoiselle. Ce n’est qu’au fil des semaines que je compris la relation discrète entre Monsieur et sa gouvernante. Car en présence du personnel, en cuisine ou ailleurs, il se disaient «vous», gardaient soigneusement leurs distances. Monsieur exploitait sans honte la dépendance d’une bonne dame issue d’un bled minable de la Suisse Centrale. Bien des années plus tard, j’appris incidemment qu’il l’avait épousée, peu de temps avant son décès.
Comme qu’il en soit, Mademoiselle était fort consciente de la nécessité de promouvoir une saine économie dans l’établissement : ainsi, je la vois encore à ce jour en train de compléter un bidon de confiture à moitié plein et destiné au personnel avec de l’eau. Et Monsieur Kübli n’était nullement en reste : Je l’entends encore à ce jour me commander : «Schean, Du vas cherché quatre cervélats chez le boucher, pour le personal». On était sept ou huit à table.
L’été passa, vint l’automne. Et il s’avéra que Monsieur était un grand chasseur sous l’Eternel, que son territoire de chasse se trouvait au bord du lac et que ses proies favorites étaient des canards sauvages. Il en ramenait pas mal. Elles se retrouvaient au garde-manger, pendues par le bec à l’air libre durant quelques jours, jusqu’au moment où Monsieur Kübli jugeait qu’ils avaient «le haut goût» et pouvaient être plumés. Ledit «haut goût» était un goût de gibier sauvage fort à la mode au 19e siècle et signalait en fait un état de décomposition plus ou moins avancé. Le garçon de cuisine était alors chargé de les plumer.
Le plumage d’un volatile en bon état est en somme une tâche acceptable, qui peut être accomplie par n’importe qui. Le plumage d’un volatile en voie de décomposition est par contre une corvée répugnante, la peau collant aux plumes se détache et révèle la chair rougeâtre. La bestiole doit être vidée, les intestins verdâtres, rougeâtres, puants, extraits de leur cavité. Le canard est ensuite ficelé, prêt à être rôti. Un soir, j’ai pensé bien faire d’en faucher un petit bout et de goûter. Eh bien ! Je ne pense pas avoir jamais mangé des excréments, mais je pense que cela ressemble.
Bien des années plus tard, je me suis retrouvé dans la cuisine d’un établissement d’excellente classe et qui vendait régulièrement des canards frais et sains rôtis à l’orange. Je n’ai jamais pu en goûter un seul morceau, le dégoût était encore présent. Mais ces canards sauvages étaient un mets de choix pour la bonne bourgeoisie du lieu.
Le nettoyage de la batterie de cuisine était toute une affaire. Il nécessitait, ainsi que je l’ai déjà mentionné, un mélange de sable fin, de farine et de vinaigre. Mais il arrivait assez fréquemment que le sable fin venait à manquer, mais qu’importe, n’y avait-il pas suffisamment de sable sur la plage, que le petit jeunet pouvait aller chercher durant son heure de chambre si généreusement octroyée ?
Les mois passèrent. Le salaire n’était pas gros, mais augmentait peu à peu, de 70 francs le premier mois, il devait passer à 110 francs en janvier 1951. Ce qui devait faire quelque 630 francs au total. Suffisamment donc pour financer ma prime d’apprentissage de 400 francs, que je devrais verser en arrivant à Soleure.
Ainsi donc, il est démontré que j’ai financé mon existence intégralement dès ma sortie de l’école et une partie de celle-ci même avant.
J’effectuais ma tâche avec un certain zèle, au point que peu avant mon départ d’Yverdon, je brisai un manche de brosse servant à cirer les parquets. Au grand dam de Mademoiselle Berthe, qui n’hésita pas à déduire le manche de ladite brosse de mon dernier salaire de 110 francs.
En date du 15 janvier 1951, je débarquai avec ma valise et mon vélo à Soleure. L’Hôtel Metropol-Schweizerhof se trouvait juste en face de la gare CFF et était un édifice assez pompeux, comportant une salle à boire de bonne taille, une salle à manger, une salle de banquets à l’étage et une vingtaine de chambres d’hôtes. Les employés résidants étaient logés sous le toit dans des mansardes. Les conditions d’hygiène étaient malgré tout meilleures qu’à Yverdon, le personnel résidant disposait d’une douche et d’une toilette à l’étage.
Le propriétaire, Monsieur Willy Hochstrasser, était une apparition imposante : de forte stature, toujours vêtu d’un pantalon noir rayé, d’une veste noire et en cravate. Il était marié et avait deux enfants encore jeunes. Son logement se trouvait au premier étage et son épouse était une personne discrète et réservée qui ne s’est, à ma connaissance, jamais mêlée des affaires de l’hôtel au quotidien.
Dès le premier jour, en cuisine, je fus affecté aux travaux de mise en place au garde-manger. La brigade se composait d’un chef, d’un sous-chef, de deux cuisiniers et de deux apprentis.
L’autre apprenti, Jean, avait juste avant moi travaillé comme garçon de cuisine à l’hôtel du Paon. D’emblée, nous fûmes bons copains. C’est lui qui m’enseigna à manier un couteau pour hacher des oignons ou de la ciboulette sans se tailler les doigts. A couper la viande froide pour faire une assiette, à faire de la sauce à salade, à couper les légumes avant de les mettre à cuire. Le reste, je l’ai appris en observant les cuistots au travail. Jamais, à aucun moment, le chef de cuisine ne s’est intéressé à m’enseigner quelque chose. Et ainsi, après quelques mois, je me désintéressai de mon travail car je me considérais comme superflu.
Tout le personnel suisse parlait français avec moi, un «francé féttérall» auquel je répondais évidemment en français. Ce qui n’était pas fait pour promouvoir mes connaissances linguistiques. Fort heureusement, il y avait toujours un cuistot allemand ou autrichien et c’est avec eux que j’appris à réellement parler et comprendre l’allemand.
Après quelque six mois, Monsieur Hochstrasser me demanda si je voulais continuer cet apprentissage. Il est vrai que je ne faisais guère de progrès, mais il est tout aussi vrai que le chef ne faisait aucun effort pour m’initier à quoi que ce soit. La seule solution était pour moi de continuer, si j’avais rompu le contrat, j’aurais paumé les 400 francs de la prime d’apprentissage et aurais pu aller bosser à l’usine. Il fallait s’y mettre.
Et je promis de faire un effort. Dans ma piaule, que je partageais avec Jean je me mis à apprendre par cœur des tas de recettes de cuisine, à étudier théoriquement la composition de différents menus. Deux après-midis par semaine, les apprentis devaient fréquenter des cours théoriques concernant des sujets en somme intéressants : la calculation du prix de revient d’un met, la rédaction – en allemand bien sûr – d’une demande d’emploi, l’établissement d’une carte des mets, d’un menu de fête, et bien d’autres choses. Les profs étaient très gentils : j’étais le seul «Welsch» dans la classe, mais pour moi tout seul, ils répétaient en français ce qu’ils avaient expliqué à toute la classe. Je leur rendis la politesse en m’appliquant à comprendre et à m’exprimer en allemand.
Bien, je m’étais repris en main et voulais progresser. Mais en cuisine, j’étais toujours à faire le même boulot de débutant, sans pouvoir aller au fourneau, cuire un légume ou mettre un rôti au four.
Je m’en ouvris à Monsieur Hochstrasser. Il se montra compréhensif, me dit que l’un des cuistots, actif au fourneau, était sur le point de quitter et que je pourrais donc rendre sa place.
Et en fait, deux mois plus tard, ledit cuistot s’en alla et fut remplacé par un autre commis. Et votre serviteur continua à hacher ses oignons.
C’était une belle journée de juillet. Ce jour-là, je devais aller dès 13 heures au cours professionnel. Entre 15 et 16 heures, nous disposions d’une heure de libre. Un copain et moi, nous sautâmes sur nos vélos pour une visite à la plage, au bord de l’Aar. Werner Jungo était le fils d’un restaurateur de Schmitten FR et était également dans sa deuxième année d’apprentissage au Restaurant Zunfthaus zu Wirthen à Soleure. Un chic type, intelligent et ouvert, athlétique, qui adorait faire de longues ballades en vélo, des dizaines et des dizaines de kilomètres par monts et par vaux. Je n’étais nullement en reste sur ce point : il m’est arrivé plus d’une fois de rentrer à Peney et de retourner à Soleure le même jour, pour obtenir 10 francs de mon frère Paul.
Nous déposâmes nos vélos devant l’entrée de la plage. L’installation comportait deux piscines dans un bâtiment fermé, une pour les hommes et une pour les femmes. Soleure est catholique et c’étaient les années 50, ne l’oublions pas. Nous allâmes nous changer à toute vitesse et c’est avec le plus grand plaisir que je piquai une tête dans la piscine (des hommes, bien entendu). Werner me suivit, puis je sortis sur le gazon au bord de l’Aar, me retrouvai sur un plongeoir, prêt à plonger dans la rivière.
Werner me suivait, il entra lentement dans l’eau depuis la rive. Je plongeai avec enthousiasme, me laissai porter par le courant. Werner me suivait, il se rapprocha de moi jusqu’à me gêner dans mes mouvements. Je lui fis la remarque, il me demanda de rester près de lui, puis il se jeta sur moi, son bras s’enroula autour de mon cou et nous coulâmes ensemble. Je le tenais autour de la taille. Puis, après quelques secondes, son bras devint flasque et il se laissa aller, coula jusqu’au fond, alors que je revenais à la surface.
Je me mis à hurler au secours. Je me trouvais à quelque dix ou douze mètres de la rive, je nageai frénétiquement pour la rejoindre. Là se trouvait un type sur un canot à moteur. Je grimpai à bord et lui expliquai que mon copain avait coulé et le suppliai de rester sur l’endroit où le drame s’était produit. Le type mit son moteur en marche, fit à toute vitesse le tour de la plage, me ramena à la rive en me disant : «Ecoute, Coco, j’ai autre chose à faire…».
Entretemps, quelqu’un, alerté par mes cris, avait alerté les responsables de la plage. Arriva un canot avec des sauveteurs. Le corps fut retrouvé environ une heure plus tard, à l’endroit exact où il avait coulé.
Je revois encore, après soixante-cinq ans, la foule qui se pressait pour voir le cadavre transporté dans une petite pièce du bâtiment. De tous ces gens qui prenaient leurs aises, pas un seul n’aurait fait un geste pour m’aider. Le médecin qui était venu constater le décès me dit que j’avais eu beaucoup de chance qu’il ne se crispe pas dans son dernier spasme, car alors je n’aurais pu me dégager.
Je retournai au cours et informai le prof de se qui s’était passé. Toute la classe se leva et observa une minute de silence.
Mon chef, informé du drame, ne perdit guère son temps à exprimer sa sympathie. Il y avait des banquets, il n’était nullement question que j’aille aux obsèques de Werner. La question ne fut même pas soulevée.
Le temps passait et j’étais toujours encore à hacher des oignons et à faire des assiettes froides, Jean avait terminé son apprentissage. Pour autant que je sache, il s’intéressa bientôt à un emploi auprès des PTT, à l’époque acronyme pour «Petit Travail Tranquille». Une fois de plus, je m’adressai à Monsieur Hochstrasser pour lui demander d’intervenir pour que je puisse travailler au fourneau. Sa réponse fut que de son temps, les apprentis étaient là pour peler des asperges et d’autres légumes et qu’ils étaient quand même devenus des cuisiners.
Je pensai bien faire de passer quelques heures chez un boucher livreur afin d’apprendre à désosser et découper la viande. Je demandai donc au chef de me recommander auprès dudit boucher. Sa réponse fut qu’il n’en avait rien à foutre des apprentis et que je n’avais qu’à me démerder tout seul. Ce que je fis, mais il est certain qu’après de tels incidents, tout respect et toute confiance en l’établissement et ses responsables avaient pris un méchant coup.
Mon contrat d’apprentissage courait du 15 janvier 1951 au 15 juillet 1953. Mais l’examen final en vue de l’obtention du CFC prenait place à la mi-avril. Honnêtement, je ne voyais aucun sens à rester dans cette boîte après l’examen.
Dieter était un jeune Allemand, cuisinier au fourneau, avec qui je m’étais lié d’amitié. Avec lui et quelques autres étrangers je pouvais exercer mon allemand, que je finis par amener au même niveau de grammaire et de prononciation. J’avais également commencé à étudier l’anglais tout seul.
Saint Sylvestre 1952. Après le boulot, vers dix heures du soir, Dieter et moi et un ou deux copains de travail décidèrent d’aller faire un tour en ville. Et pourquoi pas, en somme, après une journée bien remplie. Notre ballade nous amena vers la Salle municipale des Concerts (der Konzertsaal Solothurn), un bâtiment imposant servant à présenter des concerts, des expositions et qui, en cette soirée, était occupé par un bal populaire ouvert à tout un chacun. Nous entrâmes et trouvâmes une place sur la galerie juste en face de l’orchestre qui occupait la scène. La salle est grande, de style élégant, le public ce soir-là était joyeux, l’ambiance était à la fête. Juste avant minuit, l’orchestre redoubla d’effort et quelques secondes avant le passage fatidique, le chef, accompagné du public, se mit à compter dans son haut-parleur.
ZEHN…NEUN…ACHT…SIEBEN…SECHS…FÜNF…VIER…DREI…ZWEI…EINS…
Et il y eu alors un silence écrasant, assourdissant, les yeux du public rivés sur l’orchestre.
L’un des musiciens gisait mort sur la scène, terrassé par une crise cardiaque.
Quelques jours plus tard, je fis part à Monsieur Hochstrasser de mon intention de quitter son service après l’examen final de l’apprentissage. Il ne répondit pas.
Je devais me préparer à cet examen. Du point de vue théorique, je pensais être à la hauteur, car j’avais bûché mes livres de recettes, au point de vue linguistique j’étais certainement capable de me faire comprendre. Restait le domaine pratique et là, j’observais soigneusement la manière de travailler des cuistots. Mais soyons réalistes, rien ne remplace le doigté produit par l’usage du matériel et des produits.
Nous étions quatre ou cinq apprentis en fin de formation, en ce 15 avril 1953 à l’Hôtel de la Couronne à Soleure. Chacun reçut une feuille de papier lui indiquant ce qu’il aurait à faire : une sauce, un potage, une pâtisserie, une salade, que sais-je. Comment je m’en suis tiré ? Ma foi, assez bien, avec l’aide discrète d’un cuistot. La partie théorique n’était pas un problème.
Si mes souvenirs sont exacts, j’obtins 1,8 sur 5 pour la pratique et 1,5 pour la théorie. Après l’examen, nous nous retrouvâmes tous ensemble autour d’une table, les experts et les apprentis. Et je crus bon de soulever le problème de la formation des apprentis. Je décrivis en détail les carences de ma formation et informai les experts de la situation à l’hôtel Schweizerhof. Ils me donnèrent l’impression d’être réellement intéressés.
Les résultats nous avaient été communiqués de suite. C’est donc avec soulagement et reconnaissance que nous allâmes faire une tournée de bistrots qui dura, le reste de la journée. Et c’est ma foi un peu éméché que je rentrai à l’hôtel vers neuf heures du soir. Dans le hall d’entrée, je croisai Monsieur Hochstrasser. Il m’entraîna de suite dans son bureau.
Je le vois encore maintenant, dignifié et impeccable dans son pantalon noir rayé et sa veste noire. Il s’assit, m’offrit un siège et me regarda affectueusement :
-
Eh bien ! dit-il, j’apprends que tu as bien passé ton examen. J’en suis content, j’ai téléphoné à tes parents. Mais tu sais, Jean Claude, tu auras de la peine dans la vie, tu es un gars têtu. Tu dois apprendre à t’adapter…
Je le regardais et fus saisi d’une rage noire. Bon, c’est vrai, nous avions dûment fêté l’événement, j’avais un verre dans le nez, mais je n’étais pas suffisamment bourré pour ne pas savoir ce que je disais :
-
Monsieur Hochstrasser, vous m’avez fait signer un contrat d’apprentissage pour me faire travailler gratuitement dans votre boîte et non pas pour me former. Vous n’êtes rien de plus qu’un minable exploiteur. J’en ai parlé cet après-midi avec les experts aux examens et vous informe que si vous ne me laissez pas partir de suite, je veillerai à ce que vous ne puissiez plus embaucher d’apprentis.
-
Tu es ivre, répliqua-t-il. Vas te coucher maintenant.
Je montai dans ma piaule et m’endormis rapidement. Le matin suivant, il me convoqua de suite dans son bureau pour m’informer que j’étais viré. Il en avait déjà informé mes parents. Et en fait, je reçus encore le matin même un appel téléphonique de ma mère qui me suppliait de demander pardon. Mon père également me fit la morale, mais ma décision était prise, je voulais plier bagage. Cet incident m’a marqué, sans doute pour le reste de mon existence et m’a révélé que les grands de ce monde peuvent également être amenés à céder à la volonté des plus faibles lorsque les droits de ces derniers sont floués.
Je trouvais très vite une place de commis de cuisine dans un hôtel de Villars sur Ollon. Et là, enfin, j’eus accès au fourneau et appris à faire la cuisine au prix de pas mal d’engueulades.